Antimonde.
Terra incognita de la géographie ?
Pierre-Arnaud Chouvy
EspacesTemps.net
Mensuelles
16 août 2010
Introduction
Le monde de la géographie française a récemment vu ressurgir une notion vieille de deux décennies et peu usitée, celle d’antimonde. Le terme, qui n’est pas à proprement parler un néologisme puisqu’il existait déjà dans d’autres champs, a fait son apparition dans la géographie française mais n’en a jamais dépassé les frontières, que ce soit dans la géographie anglophone ou, en France, dans d’autres disciplines des sciences de l’homme et de la société. Le terme fait, il est vrai, figure de paradoxe pour la géographie, puisque celle-ci a justement le monde et ses réalités pour objet d’étude et non son contraire ou ce qui lui serait opposé. Le paradoxe est d’ailleurs révélé par l’espace que le dictionnaire critique de la géographie de Roger Brunet (avec Robert Ferras et Hervé Théry), l’auteur et promoteur de la notion dans les années 1980, consacre à l’entrée « Antimonde ». Le géographe, créateur prolifique de néologismes ou métaphores géographiques eux aussi plus ou moins usités et controversés (notamment : chorème, géon, synapse), ne consacre en effet pas moins de six fois plus de texte à l’entrée « Antimonde » (Brunet, Ferras et Théry, 1993, pp. 35-38, soit trois pleines pages) qu’à celle de « Monde » (moitié de la page 335) : un paradoxe pour un géographe et un dictionnaire consacré aux « mots de la géographie ». La notion n’est d’ailleurs pas seulement paradoxale. Elle est aussi, et surtout, floue. Elle souffre en effet d’une définition pour le moins vague qui la rend peu opératoire pour décrire les réalités sociales, politiques, économiques et bien sûr spatiales qu’elle prétend désigner. L’emploi quasi nul de la notion1, même en géographie, en témoigne si besoin est.
À quoi donc correspond cet antimonde, si tant est même qu’il existe ailleurs que dans les représentations de certains ? La notion d’antimonde n’est-elle pas en définitive qu’une notion choc, voire sensationnaliste, qui masque, en la simplifiant à outrance, la complexité des phénomènes et réalités qu’elle entend désigner ? La notion ne souffre-t-elle pas avant tout de ce dont pâtit aussi la « chorématique » du même auteur, qui voudrait qu’on puisse résoudre, par une certaine forme de modélisation, « la contradiction de fond entre général et particulier » (Brunet, Ferras et Théry, 1993, p. 105) ? D’ailleurs, Brunet ne se contente pas de modéliser, mais va jusqu’à systématiser, lorsqu’il estime, en distinguant des « lois géographiques » qui permettraient d’expliquer, sinon de « déchiffrer », la complexité du monde, qu’il existe une « loi de l’antimonde » selon laquelle toute société secréterait inévitablement un monde opposé à double face, dont l’une contesterait le monde légal et dont l’autre biaiserait les lois (Brunet, 2005, dont on trouvera le compte-rendu [Maurin, 2005] sur le site des Cafés Géo). En recourant à la modélisation de l’espace afin d’en déchiffrer l’extrême complexité et d’identifier les causes et les logiques qui participent de cette complexité, Brunet simplifie le monde à outrance, certes sans pour autant en nier la complexité. Ainsi, le problème principal posé par la notion d’antimonde réside dans l’écart qui la sépare de la réalité qu’elle entend désigner et dans ce qu’elle implique en termes de représentation et de compréhension du monde dans ce qu’il a à priori de plus répréhensible ou de plus marginal.
La notion d’antimonde postule des frontières artificielles, des oppositions primaires et simplificatrices qui n’aident aucunement à la compréhension du monde dans la diversité et la complexité qui le caractérisent. Bien au contraire, la notion d’antimonde brouille d’autant plus les cartes que la « définition » qu’en propose son auteur ne circonscrit en rien les espaces de l’antimonde mais dresse plutôt une longue et très hétéroclite liste de lieux, d’acteurs et de phénomènes qu’il est proprement impossible de résumer ou de faire correspondre à une quelconque définition ou catégorie. Mentionnons ainsi, mais sans exhaustivité aucune, les espaces du crime et de la drogue, les bidonvilles, les sectes et autres communautés « marginales », les « arrière-espaces des ombres du rural profond ou de la montagne désertée » et ceux « des municipalités des contrées les plus obscures des États-Unis », les « quasi-nomades » et autres « gens du voyage », les squats, les ateliers clandestins de travailleurs immigrés, les espaces de la prostitution et de la pornographie et ceux, « non clandestins mais néanmoins cantonnés », des casinos, des stations thermales et des paradis fiscaux, etc. Tous ces lieux, ces acteurs et ces phénomènes ne sont certes pas aussi bien connus qu’on pourrait le souhaiter et certains ont indubitablement été trop longtemps ignorés par la géographie. Mais forment-ils réellement un antimonde, aussi incohérent soit-il, ou correspondent-ils plutôt à ces constituantes du monde que la géographie n’a pas su ou voulu voir ? Surtout, qu’est-ce que tous ces mondes (au sens de fractions de la société ou des sociétés) ont-ils de semblable ? Quel est le dénominateur commun des mondes qui composent l’antimonde, si tant est qu’il existe ? En définitive l’antimonde n’est-il pas davantage la terra incognita de la géographie que celle du monde ?
Si l’on s’en tient à l’étymologie, l’antimonde correspondrait à ce qui est opposé ou contraire au monde, ou encore à ce qui a précédé le monde. En effet, anti- vient du grec anti, « en face de, contre », et trouve sa place dans la composition de nombreux mots parmi lesquels le Petit Robert (2001) sélectionne : antarctique, Anti-Atlas (« qui est situé en face de, à l’opposé de »), antibiotique, antidrogue (« qui s’oppose à, qui lutte contre les effets de »), antipathie, anticorps, antinomie (« qui est l’opposé, le contraire de »), etc. En physique, précise le dictionnaire, anti-, « associé au nom de chaque particule fondamentale chargée, désigne l’antiparticule correspondante : antilepton, antiquark, antiproton ». Mais anti- peut aussi être une variante de ante-, « avant », comme dans antidate, antichambre, etc. En parlant d’antimonde, Brunet ne référait bien sûr pas à la genèse ou à l’antimatière qui mobilise certains physiciens, ceux-ci cherchant d’ailleurs les origines du monde ou en tout cas les conditions de sa création dans l’antimatière (en anglais, antiworld, la traduction littérale d’antimonde, est « un monde hypothétique composé d’antimatière » ; Random House Unabridged Dictionary, 2006), mais « à cet autre monde que sécrète le monde légal et que nourrit la “mondialisation”, par effet pervers ou par quasi-nécessité » (Brunet, 2000), « tout à la fois asile et tombeau des libertés, la négation et la préparation du Monde » (Brunet, Ferras et Théry, 1993, p. 35). On pourrait penser que le vocable a été mal choisi, que l’objet est mal nommé, mais Roger Brunet ne nous permet pas cette hypothèse dès lors qu’il suggère que les mots ne sont pas neutres : « derrière les mots sont les concepts, les idées » (Brunet, Ferras et Théry, 1993, p. 7). L’« anti- » de l’antimonde de Brunet ne laisse donc guère de doute sur sa signification dès lors que l’auteur est géographe et que l’entrée « Antimonde » de son dictionnaire est suivie par celle d’« Antipode » dont la signification du préfixe « anti- » est clairement établie (« ce qui est opposé par les pieds »). L’antimonde ne serait ainsi pas mal nommé, ce qui pose clairement la question de la pertinence de la notion, tant du point de vue du signifiant que de celui du signifié : comment, en effet, postuler l’existence d’un antimonde, c’est-à-dire d’un monde (aux différents sens du terme ?) opposé au monde ?
Pour Brunet l’antimonde est « cette partie du Monde mal connue et qui tient à le rester, qui se présente à la fois comme le négatif du monde et comme son double indispensable » (Brunet, Ferras et Théry, 1993, p. 35). À le lire, l’antimonde serait constitué d’une nébuleuse on ne peut plus diverse réunissant les mondes du crime, de la déviance, de la marginalité, de l’anormalité, voire de l’altérité et de la singularité ; bref : autant de faits et phénomènes ayant toujours constitué le monde. En postulant l’existence d’un antimonde, Brunet remet donc nécessairement en question la définition du monde, notamment à travers la remise en cause de ses constituantes et de ses limites, l’antimonde ne pouvant en effet qu’être soustrait au monde. Le monde serait donc un Janus bifrons, un univers binaire, manichéen, réunissant d’une part un monde idéal (voire idéalisé), havre de légalité et de légitimité, pétri de moralité et empreint de normalité, et d’autre part son contraire, l’antimonde, refuge de tous les vices et de toutes les marginalités et singularités. En effet, Brunet parle explicitement de deux mondes « parallèles », l’antimonde étant le « négatif » ou encore le « double » du monde.
Bien logiquement, la notion d’antimonde chère à Brunet et à quelques géographes n’a pas eu le succès escompté, que ce soit en géographie ou, plus encore, dans les autres sciences de l’homme et de la société. Ce déficit d’utilisation de la notion est d’ailleurs souligné, avec regret, dans l’introduction du numéro 56 de la revue Géographie et Cultures (2006) consacré aux antimondes2, ces « géographies sociales de l’invisible » (du non-observé ou de l’ignoré diront certains). Myriam Houssay-Holzschuch, la rédactrice de l’introduction, qui est aussi la coordinatrice du numéro, estime que « l’antimonde permet d’attirer la réflexion sur une série de phénomènes sociaux, plus ou moins troubles, parallèles ou ignorés, qui sont cependant essentiels au fonctionnement de nos sociétés » (Houssay-Holzschuch, 2007, p. 3), comme si personne ne s’était intéressé à ces phénomènes, ou n’avait pu le faire, avant l’émergence de la notion ou sans s’y référer : en quelque sorte, l’antimonde ne se révélerait qu’à travers sa notion. La géographe regrette d’ailleurs ensuite que les « antimondes [aient] pourtant été peu étudiés en tant que tels » et, « plus encore », que « les travaux s’intéressant à l’antimonde dédaignent la notion pour lui en préférer d’autres », comme si travailler sur la criminalité ou la déviance sans référer à l’antimonde était malvenu, voire intellectuellement malhonnête. À en croire l’auteur, étudier un phénomène marginal, illégal ou déviant reviendrait à étudier l’antimonde, et ce même sans connaître ou utiliser la notion. Là encore, la notion semble primer sur la réalité, tant l’existence de l’antimonde est postulée sans définition ni démonstration, ce dont les différents utilisateurs de la notion, aussi rares soient-ils, semblent s’accommoder.
L’exception vient peut-être de Romain Cruse, qui, dans sa thèse de doctorat (2009) consacrée à l’antimonde caribéen, tente une réflexion critique autour la notion et en propose une définition : selon lui, « l’antimonde est l’ensemble des espaces informels (bidonvilles, espaces de l’économie informelle, etc.), illégaux (espaces des drogues illicites, de la prostitution, des migrations clandestines, etc.) et dérogatoires (zones franches, paradis fiscaux, prisons, etc.) » (Cruse, 2009, p. 691). Si l’on peut aisément questionner la pertinence de cette définition (les bidonvilles étant souvent illégaux, la prostitution n’étant pas forcément illégale, etc.), on ne saisit pas davantage l’intérêt de la notion, que ce soit en termes de portée opératoire ou de potentiel heuristique, potentiel pourtant affirmé tant par Brunet que par Houssay-Holzschuch ou Cruse. Les difficultés qu’éprouve Cruse à définir la notion, voire à en justifier l’utilisation, sont évidentes, et il le reconnaît lui-même, notamment lorsqu’il écrit qu’« il est particulièrement difficile de définir de manière concise l’antimonde de Brunet et plus encore d’en donner une typologie complète » (Cruse, 2009, p. 39). Mais il n’en estime pas moins, à l’instar de Houssay-Holzschuch et sans le démontrer non plus, que « l’antimonde est un appui utile dans une démarche compréhensive et heuristique » (Cruse, 2009, p. 41). On sent ainsi la contradiction dans laquelle l’auteur est engagé, réfutant une notion après avoir débattu de sa pertinence et de son utilité, mais l’adoptant en fin de compte jusque dans le titre de sa thèse, alors même qu’il y reproduit une mise en garde fort à propos, signée du moine zen Nyogen Senzaki : « Nous devons toujours nous rappeler ce fait : l’intellect construit des modèles de la Réalité, jamais la Réalité elle-même. Voilà justement notre problème : nous sommes piégés sans fin par nos constructions mentales que nous prenons pour la réalité » (Senzaki, cité dans Cruse, 2009, p. 41). Si Cruse ne convainc pas dans sa définition et, in fine, dans sa défense de la notion, c’est vraisemblablement avant tout parce que la notion n’est pas convaincante.
À la différence de Houssay-Holzschuch, Cruse envisage toutefois que la notion, aussi séduisante soit-elle, simplifie à outrance les réalités qu’elle entend désigner et que le dédain dont elle fait l’objet procède justement de son décalage avec la réalité. N’est-il en effet pas concevable que certains géographes et d’autres chercheurs en sciences de l’homme et de la société ne s’intéressent pas à la notion d’antimonde simplement parce qu’ils s’intéressent au monde et qu’ils en refusent les visions simplificatrices, voire simplistes ? Quoi qu’il en soit, sans s’interroger sur les raisons de ce dédain, ou à tout le moins sur les raisons de cette réticence à l’emploi de la notion d’antimonde (et sans même imaginer qu’elle demeure probablement largement inconnue), Houssay-Holzschuch affirme, sans autre argumentaire, qu’elle reste pourtant « riche de potentiel, théorique, épistémologique et éthique » (Houssay-Holzschuch, 2007, p. 4). D’ailleurs, dans cette introduction de Géographie et Cultures, la notion d’antimonde n’est pas abordée et évaluée au regard d’autres notions du même genre et qui désignent des réalités similaires : par exemple, les « zones grises » et autres « terrae incognitae renaissantes » (Rufin, 1991, p. 31) qu’on nous présentait il y a encore quelques années, avant que ces notions, d’autant plus fourre-tout qu’elles n’avaient pas été définies (ou pas de façon assez rigoureuse) ou qu’elles souffraient d’un écart trop grand entre signifiant et signifié (guère plus de terres inconnues à la fin du 20e siècle, pas plus, à vrai dire, que d’antimondes…), ne tendent à disparaître du fait de leur vacuité.
L’antimonde de Brunet pourrait d’ailleurs bien correspondre au monde des « nouveaux barbares » auxquels Jean-Christophe Rufin a fait référence dans son ouvrage : en effet, « est barbare ce qui n’est l’Empire, s’oppose à lui, et, a contrario, le conforte et le définit » (Rufin, 1991, p. 18). Mais l’antimonde de Brunet va bien au-delà des zones de conflit d’un nouveau type, des États isolationnistes desquels aucune information ou presque ne filtre, et des bidonvilles et autres favelas qui composent les « taches blanches » de la « géographie » de Rufin. L’antimonde est donc bien plus que ce que n’est pas l’Empire de Rufin : il en fait partie et, même, en procède. De fait, à lire Brunet, l’antimonde ne rassemble pas seulement tout ce qui est illégal mais aussi tout ce qui est marginal, tout ce qui s’écarte de la norme, ou en tout cas d’une norme. À en croire la longue liste des constituants de l’antimonde, telle que dressée par Brunet, il semblerait que la différence, l’altérité, la déviance, l’anormalité rattachent sans autre forme de procès à l’antimonde : « d’autres espaces se cachent : ceux des grands, et ceux des déviants, tous hors norme ». L’antimonde serait alors formé de « trous noirs », constituerait un monde « parallèle » et « interlope » d’espaces qui « échappent à la loi commune » : autant d’« espaces aliénés, sur lesquels le pouvoir légal n’a pas d’autorité réelle ».
Brunet, et c’est bien là le problème, n’indique pas à quelle norme se référer pour décider d’une quelconque anormalité ou marginalité, ce qui laisse à penser à la prégnance du jugement de valeur, sans que l’on sache d’ailleurs à quelle(s) valeur(s) se référer. Normes, règles et lois sont aux sociétés ce que les frontières sont aux territoires : elles délimitent et, ce faisant, limitent, mais elles rendent aussi la transgression productive, puisque risquée. L’imposition d’une nouvelle loi ou d’une frontière politico-étatique peut subitement rendre une pratique illégale (migration humaine et/ou commerce transfrontalier) et l’illégalité peut de facto être décrite comme un effet pervers de la « mondialisation » (au sens restreint de « faire le monde »). Mais cela ne permet en rien de distinguer un antimonde du monde, seulement un monde du légal et un monde de l’illégal, éventuellement un monde d’une certaine modernité et un monde d’une certaine tradition, un monde sédentaire et un monde nomade, des pratiques de l’espace différentes, et même parfois des cosmogonies et religions différentes, voire des représentations et des pratiques du monde différentes. La grande diversité et la grande complexité du monde, tant dans ses structures que dans ses mécanismes, ont invalidé les théories postulant la fin de l’histoire (Francis Fukuyama, 1993), le clash des civilisations (Samuel Huntington, 1996), ou encore la fin des territoires (Bertrand Badie, 1995), autant de théories ou de grilles de lecture qui visaient pourtant à priori à rendre intelligible cette diversité et cette complexité.
La notion d’antimonde aurait d’ailleurs pu se nourrir de celles de la déviance ou de la criminalité organisée, mais il n’en fut rien. L’apport de la sociologie aurait pourtant été bénéfique dès lors que celle dite de la déviance se garde bien de porter quelque jugement de valeur que ce soit sur son objet : en effet, elle insiste notamment sur le caractère relatif de la déviance, puisque celle-ci varie nécessairement selon les sociétés et les époques, et parce qu’un individu donné peut appartenir à divers groupes dont les normes varient. La déviance dépend d’ailleurs moins de l’acte considéré que de sa perception en tant que telle par ce que la sociologie a nommé les entrepreneurs de morale : les déviants, ou outsiders, agissent selon des normes différentes de celles promues par les entrepreneurs de morale qui les identifient en tant que déviants (Becker, 1983). Pour Howard Becker, l’auteur de la théorie interactionniste de la déviance, « les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme des déviants ». L’auteur estime ainsi que, « de ce point de vue, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un “transgresseur” ». En bref, « le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette ». C’est le processus de la déviance plus que le déviant lui-même qui intéresse surtout Becker, et il exprime son désaccord avec une démarche qui présupposerait que « ceux qui ont transgressé une norme constituent une catégorie homogène parce qu’ils ont commis le même acte déviant » (Becker, 1985, pp. 32-33).
L’antimonde de Brunet est donc aux antipodes de la déviance de Becker et le géographe n’y fait d’ailleurs pas référence3. Brunet aurait pourtant pu faire bon usage de la sociologie de la déviance pour construire sa notion d’antimonde, notamment en s’inspirant du processus définitoire de la déviance avancé par Becker. À tout le moins, les outsiders, ces étrangers à la société (et donc au groupe et au monde ou à un monde donné), auraient pu trouver leur place dans l’antimonde de Brunet, en plus de cette quantité de terres qui « sont ainsi étrangées du Monde » (Brunet, 1992, p. 37). À la lecture des pages consacrées par Brunet à l’antimonde on ne peut toutefois s’empêcher de penser à l’utilité et la pertinence qu’aurait une géographie de la déviance.
Mais il est une autre notion d’importance que Brunet ne mentionne pas en décrivant son antimonde alors qu’elle aurait clairement dû figurer dans sa réflexion et l’aurait probablement enrichie, ou aurait à tout le moins évité à l’antimonde d’être présenté en tant que réalité géographique objectivée ou phénomène géographique indiscutablement constitué (pour paraphraser Gilles Favarel-Garrigues, 2001). La notion de criminalité organisée, transnationale ou non, a pourtant fait couler beaucoup d’encre depuis plus d’un siècle (Fijnaut et Paoli, 2004), tant chez les chercheurs qu’au sein des organisations étatiques et internationales. Que ce soit aux États-Unis ou en Europe, le débat, qu’il soit public, politique ou même scientifique, oscille toujours entre ceux qui pensent que la criminalité organisée désigne un ensemble d’activités criminelles et ceux qui estiment qu’elle décrit des groupes de personnes engagées dans des activités criminelles (Fijnaut et Paoli, 2004, p. 22 ; voir aussi Reuter, 1983, et Bigo, 1995). Ainsi, le succès de la notion, qui a notamment alimenté une importante activité institutionnelle (Gafi, Onu, Conseil de l’Europe, etc.), « ne doit rien à la précision du concept, comme en témoignent d’incessantes difficultés de définition » (Favarel-Garrigues, 2002). Nombre de chercheurs ont donc remis en question « la pertinence même des concepts de criminalité organisée transnationale et d’organisations criminelles ». En effet, « quelle validité possèdent-ils, s’ils englobent artificiellement des pratiques et des acteurs hétérogènes, si leur nature et si le danger qu’ils représentent demeurent vagues, et s’ils reposent sur des connaissances extrêmement limitées ? » (Favarel-Garrigues, 2002). De fait, selon Cyrille Fijnaut et Letizia Paoli, les multiples définitions légales de la criminalité organisée sont tellement larges, voire vagues, qu’elles peuvent être appliquées à toute une série d’activités et d’acteurs criminels et qu’il en devient impossible de déterminer ce qui différencie la criminalité organisée des autres formes de criminalité (Fijnaut et Paoli, 2004, p. 274). Pour Favarel-Garrigues, il serait ainsi « préférable d’abandonner cette approche trop globalisante, au profit de l’analyse des différentes formes de pratiques économiques illicites transnationales, dont l’existence est beaucoup moins contestable » (Favarel-Garrigues, 2002).
On le voit, la notion d’antimonde, qui pèche par le manque de précision de la notion (d’autant plus qu’elle n’est pas définie) mais aussi par l’absence de relativisme qui la caractérise, aurait aisément pu bénéficier de l’étude des notions de déviance et de criminalité organisée, ne serait-ce que dans l’optique d’un processus définitoire moins globalisant qui aurait pu déboucher sur une catégorie moins dichotomique. La notion aurait alors vraisemblablement été nommée différemment. C’est d’ailleurs bien là l’un des aspects les plus gênants de la notion d’antimonde : cette apparente antinomie au monde alors même que, comme le souligne d’ailleurs Brunet, l’antimonde est partie constituante du monde, lequel l’a à priori sécrété. L’autre inconvénient majeur de la notion est d’introduire un biais dans la compréhension du monde, dans ce qui constitue en fait un système, le « système Monde » (Dollfus, 1984). Même si l’antimonde de Brunet semble procéder d’une approche systémique, il n’en reste pas moins qu’adopter la notion d’antimonde revient à entériner une vision dichotomique et réductrice du monde, donc à simplifier la complexité du monde en la réduisant à une dimension duale, manichéenne. C’est aussi réifier ce qui n’existe pas en tant que tel en l’opposant à ce qui existe et ce dont il fait intégralement partie, le monde, c’est-à-dire, justement, « l’ensemble de tout ce qui existe » (Petit Robert, 2001). Paradoxalement, c’est pour exprimer la grande complexité du monde et la difficulté qu’il y a d’appréhender cette complexité, notamment par les géographes, que la notion d’antimonde semble avoir été créée.
La notion d’antimonde est d’ailleurs encore plus réductrice qu’il n’y paraît puisqu’elle se définit par opposition à un monde unique, voire unitaire, à priori régi selon des règles universelles, supposément partagées de tous. Si le monde est le référent par rapport auquel l’antimonde est défini, qui est en mesure de décider ce qui appartient au monde ou ce qui en est exclu, et selon quelles normes ? Mais la notion d’antimonde n’est pas seulement inadaptée en ce qu’elle scinde le monde en deux parties opposables (alors même qu’elles ne font qu’un : contradiction que l’auteur ne parvient pas à résoudre dans l’intitulé même de sa notion, laquelle implique non seulement dualité mais aussi opposition) ; elle l’est aussi en ce qu’elle porte en elle un jugement de valeur qui nie tant l’unicité du monde que sa diversité et sa complexité. Complexité du monde qui est d’ailleurs d’autant plus grande que si le monde produit ce que Brunet nomme de l’« antimonde », il omet d’indiquer que cet antimonde participerait lui aussi de la création du monde, par exemple en provoquant le renforcement des appareils législatifs et exécutifs des États. L’auteur ne semble pas non plus avoir envisagé que l’antimonde puisse se nicher au sein même des États, que l’État puisse lui-même être criminel, participer de l’illégal et, bien sûr, de l’illégitime : s’il mentionne bien les paradis fiscaux et les espaces carcéraux, des prisons aux goulags, il omet de parler du crime et du terrorisme d’État, alors que certains ont pourtant présenté la conduite de la guerre et la construction étatique comme participant du crime organisé (Tilly, 1985). Enfin, la notion pose aussi la question de son universalité postulée et de son historicité : l’antimonde des uns est-il nécessairement celui des autres, celui d’aujourd’hui celui d’hier ou de demain ? La logique voudrait d’ailleurs que le monde des uns soit l’antimonde des autres et vice-versa, ce qui remet donc en cause la pertinence et, partant, l’utilité même d’une notion contestable selon les points de vue et les périodes choisis. Où se situe dès lors la frontière entre l’antimonde et le monde ? Nulle frontière ni même typologie dans l’effort de définition de Brunet. Autant de questions qui n’ont jamais été posées et auxquelles nulle réponse n’a donc jamais été apportée.
À lire l’introduction du dossier de Géographie et Cultures consacré à l’antimonde, il semble bien, en définitive, que Brunet et d’autres fassent référence à la notion non pour décrire quelque chose de précis, lieux ou phénomènes occultes, mais plus pour désigner de façon globale ce qu’ils ne savaient pas décrire autrement. L’antimonde ne serait pas « cette partie du monde mal connue et qui tient à le rester » mais bel et bien une partie du monde et de ses réalités, sociales, politiques, et économiques, que certains géographes n’ont pas su ou pas voulu étudier : la notion est effet exclusivement utilisée par des géographes et seulement par certains d’entre eux. Que la notion d’antimonde soit le fait d’un géographe est à ce titre révélateur. En effet, malgré toute la curiosité dont les géographes contemporains auraient dû hériter de leurs prédécesseurs explorateurs, très peu d’entre eux ont investi des champs de recherche marginaux. Brunet lui-même le reconnaît d’ailleurs à la fin de l’entrée « Antimonde » de son dictionnaire, laquelle tient finalement plus de la description que de la définition : « On pourrait l’explorer mieux : là sont les dernières terres inconnues, celles qui tentent les explorateurs. En l’occurrence, ce sont plus des journalistes que des géographes » (Brunet, Ferras et Théry, 1993, p. 38). Mais les journalistes, pourtant davantage enclins au sensationnalisme, ne semblent pas non plus avoir adopté la notion. Brunet enjoint en tout cas avec raison les géographes à sortir de leurs prés carrés, à quitter les sentiers battus et rebattus lorsqu’il conclut : « Pourtant, il y a là de belles analyses spatiales à faire, et de belles révélations sur les stratégies territoriales et les lois de l’espace à en attendre » (Brunet, Ferras, Théry, 1993, p. 38).
En effet, en France en tout cas, quelles géographies de l’interlope, du criminel, de l’illicite, de la prédation ? La communauté scientifique française a par exemple longtemps été réticente à ne serait-ce qu’autoriser ou sanctionner la recherche sur la production et le trafic de drogues illicites. La composition du numéro de Géographies et Cultures consacré aux antimondes est d’ailleurs explicite de ce point de vue : loin de proposer la géographie sociale de l’invisible qu’elle semble promettre en introduction, la revue aborde successivement le monde carcéral (peut-être le seul antimonde qui tienne dès que l’emprisonnement consiste vraiment en une mise à l’écart du monde pour des individus qui se seraient affranchis, volontairement ou non, des règles et lois régissant la vie en société4 ?), la demande d’asile, la frontière-refuge (les frontières relevant pourtant bel et bien du monde puisqu’elles le constituent et le segmentent), les îles, la nature, les grottes, et même l’espace portuaire, certes un peu particulier mais pourtant tellement fondamental dans la mise en réseau du monde… Ces objets d’étude ne sont pas les plus accessibles et les plus aisément observables qui soient et les textes réunis proposent des réflexions très habiles et stimulantes tant sur la notion d’antimonde que sur les objets qui sont censés en faire partie ou en relever. Mais comment expliquer l’absence d’objets géographiques tels que la production et le trafic de drogues illicites, le trafic d’armes, de personnes, l’esclavage, la criminalité environnementale, les économies de la prédation (exploitation abusive et illégale de ressources naturelles), les paradis fiscaux, la corruption, etc., dans un tel recueil ?
Certes, depuis l’apparition de la notion d’antimonde la géographie française a connu un certain renouveau à travers l’étude de phénomènes et réalités jusqu’alors délaissés : des recherches doctorales ont été et sont toujours menées sur l’univers carcéral, sur les enfants des rues, sur les sans domicile fixe, sur les mafias italiennes, sur la criminalité environnementale, sur certaines économies prédatrices, sur les productions et trafics illicites de drogues, sur le terrorisme, etc. Ce renouveau de la géographie française n’a toutefois pas procédé d’un intérêt pour un quelconque antimonde mais plutôt pour la diversité et la complexité du monde, pour ses différences et ses contradictions. Ce faisant, la géographie française n’a pas brossé un tableau de l’antimonde mais a approfondi sa connaissance et sa compréhension du monde en s’intéressant à certaines de ses facettes qu’elle avait trop longtemps délaissées : c’est en s’attaquant à ses propres zones d’ombre, aux impasses qui ont été les siennes, à ses propres no man’s lands, que la géographie peut désormais appréhender le monde dans sa globalité, sans rien en exclure ni s’en exclure.
Bertrand Badie, La fin des territoires. Essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du respect, Paris, Fayard, 1995.
Howard Becker, Outsiders, New York, Free Press, 1963.
Didier Bigo, « Pertinence et limites de la notion de crime organisé » in Relations internationales et stratégiques, nº20, 1995, pp. 134-138.
Roger Brunet, Robert Ferras et Hervé Théry (dir.), Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, Montpellier, Reclus/Paris, Documentation française, 1993.
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Roger Brunet, Le développement des territoires : formes, lois, aménagement, Paris, Aube, 2005.
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