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Insécurité alimentaire et production illicite d’opium en Asie

Insécurité alimentaire et production illicite d’opium en Asie

Pierre-Arnaud Chouvy

Annales de géographie
n° 673, mai – juin 2010, pp. 229-247.


Mots-clés

Opium, pavot, insécurité, autosuffisance, vivrier, économie, Asie, Afghanistan, Birmanie, Laos

Résumé

La production illicite d’opium en Asie a longtemps bénéficié des synergies qui existaient entre économie de guerre et économie des drogues illicites. Que ce soit en Birmanie, en transition entre guerre et paix, ou en Afghanistan, où l’insécurité va croissant depuis 2005, la production illicite d’opium n’apparaît plus comme étant motivée par le financement des parties en conflit mais plutôt par l’insuffisance et l’insécurité alimentaires auxquelles les populations doivent faire face. En effet, en dépit des grandes différences qui existent entre les contextes afghan, birman et laotien de production d’opium, les études menées lors des années 2000 montrent que ce sont l’insuffisance et l’insécurité alimentaires qui expliquent en grande partie le recours à la production illicite d’opium. En fin de compte, la production illicite d’opium doit moins son succès à sa rentabilité, qui est faible, qu’au fait qu’elle permet de dépasser en partie certaines des limites structurelles et conjoncturelles des systèmes de production agricoles concernés.


Introduction

 Le pavot à opium, Papaver somniferum L., se satisfait de conditions climatiques, écologiques et édaphiques très variées et peut donc être cultivé sur tous les continents (Chouvy, 2002 : 43-47). La plante est toutefois principalement cultivée en Asie. Ainsi, c’est en Afghanistan et en Birmanie, centres historiques des espaces de production illicite d’opium du Croissant d’Or et du Triangle d’Or, qu’existent désormais les plus vastes superficies mondiales de cultures illicites de pavot à opium. En effet, bien que les deux pays diffèrent profondément, notamment du point de vue climatique, la production d’opium a connu ses plus grands succès depuis la Seconde Guerre mondiale dans les basses terres semi arides du sud de l’Afghanistan et dans les hautes terres tropicales humides du nord de la Birmanie (Chouvy, 2002).

La grande diversité écologique des régions de production laisse peu de doute quant à la primauté des facteurs politiques et économiques dans la localisation des cultures illicites de pavot à opium. Mais, en dépit de cette diversité et de celle des systèmes de production agricole, il apparaît que ce sont la pauvreté et, plus précisément, l’insuffisance et l’insécurité alimentaires, qui motivent et expliquent le recours individuel ou familial à la culture du pavot à opium dans les principaux pays producteurs illicites d’opium. En Afghanistan, en Birmanie et au Laos, l’insécurité alimentaire explique en effet en grande partie le recours ou non à la production illicite d’opium. Certes, les causes de l’insécurité alimentaire diffèrent grandement d’un pays à l’autre ou même au sein de chaque pays et c’est précisément cette complexité et cette diversité des contextes de production qui doivent être appréhendées et prises en compte pour que les politiques antidrogue et, parmi elles, les politiques dites de « développement alternatif », cessent de cumuler les échecs, voire d’être contre-productives.

Le pavot, une culture mondiale

Avant de rencontrer les succès qu’on lui connaît dans les espaces historiques du Triangle d’Or (Birmanie, Laos, Thaïlande) et du Croissant d’Or (Afghanistan, Iran, Pakistan), la culture du pavot à opium a connu des développements considérables dans d’autres pays d’Asie (principalement en Inde, en Chine, et en Turquie), parfois de façon légale (France, Inde, Turquie). Il existe en effet toujours de vastes cultures légales de pavot à opium destinées à l’industrie pharmaceutique et autorisées comme telles par l’Organe international de contrôle des stupéfiants des Nations unies (OICS). Il n’est que l’Inde, toutefois, qui produise légalement de l’opium : tous les autres pays producteurs d’opiacés pharmaceutiques (Turquie comprise) se contentent de cultiver du pavot pour le récolter sur pied, sans en extraire l’opium par incision (Chouvy, 2008). La production d’opium est donc désormais presque exclusivement illégale et est concentrée à plus de 95 pour cent en Asie : selon les estimations des Nations unies l’Afghanistan aurait produit à lui seul 92 pour cent de l’opium illicite mondial en 2007 (UNODC, 2008 : 11).

C’est le déficit de contrôle politico-territorial caractéristique de certains pays non autorisés à produire des opiacés de façon légale qui permet que des dizaines de milliers d’hectares de cultures illicites y prospèrent sans réelle entrave (principalement : Afghanistan, Birmanie, Laos, Colombie, Mexique). Les raisons d’un tel manque de contrôle politico-territorial sont diverses et souvent non exclusives : conflits armés, corruption, territoire non ou trop faiblement intégré ou contrôlé, déficit de moyens humains, économiques, et matériels, etc. Ce sont les conflits armés qui figurent souvent et à juste titre au premier rang des facteurs explicatifs du recours à la production agricole de drogues illicites (Afghanistan, Birmanie, Colombie, par exemple), bien qu’ils ne puissent toutefois expliquer à eux seuls, ou systématiquement, l’émergence des espaces de production illicite d’opium de la deuxième moitié du XXe siècle (McCoy, 1991 ; Labrousse, Koutouzis, 1996 ; Labrousse, 2004). Certes, le déclenchement de conflits armés dans des pays ou régions déjà concernés par la culture du pavot augmente considérablement les chances de développement des surfaces cultivées (Chouvy, Laniel, 2006). De fait, si les longs et coûteux conflits afghans et birmans ont permis que la production illicite d’opium se développe dans les proportions que l’on connaît sur les territoires des deux pays, c’est notamment parce que l’économie de la drogue y a grandement contribué au financement de la guerre. Et ce d’autant plus que la guerre s’y est prolongée au point de n’en plus finir, comme si production d’opium et guerre s’auto-entretenaient, la fragmentation politique des acteurs des conflits considérés encourageant d’autant le recours à une économie de la drogue qui, extrêmement florissante, n’en devenait que plus motivante pour les belligérants (Chouvy, 2002).

L’Afghanistan et la Birmanie figurent parmi les pays les plus pauvres de la planète et la prédominance du paysannat dans leurs structures économiques respectives rend le recours à la production agricole de drogues illicites d’autant plus réalisable que l’économie y a souffert des affres de la guerre et que le contrôle politico-territorial recherché par les autorités et pouvoirs en place est extrêmement limité ou s’accommode fort bien des ressources que les cultures illicites procurent. Dans les deux cas, par son intensité et sa durée, la guerre a joué un rôle de première importance dans l’extrême paupérisation des populations et y fausse donc une approche du recours à l’économie de la drogue en termes soit strictement économiques, soit strictement polémologiques.

La production illicite d’opium, entre guerre et pauvreté

Au milieu de la décennie 2000, la Birmanie se situe toujours dans une période de transition entre guerre et paix et donc entre économie de guerre et économie de paix, alors que la situation sécuritaire afghane, elle, a davantage tendu à se dégrader qu’à s’améliorer entre 2005 et 2009. En tout état de cause, et quelles que soient les différences géopolitiques, politiques, géographiques et économiques qui les distinguent, les deux pays font l’expérience similaire, mais à des degrés divers, selon laquelle l’économie de la drogue survit aux conflits et surtout aux économies de guerres qui en ont assuré le succès (Chouvy, Laniel, 2006). En effet, si l’économie de l’opium n’alimente plus de conflit armé en Afghanistan et en Birmanie comme cela a pu être le cas lors de la décennie 1990 (Labrousse, 2005), ou alors seulement de façon partielle et mineure (Chouvy, 2004), les paysanneries de l’opium, elles, dépendent toujours grandement des revenus générés par cette activité agricole.

On peut en fait raisonnablement estimer qu’en Afghanistan et en Birmanie, la pauvreté, causée directement (destructions physiques, coût humain, impôts de guerre, rapine, etc.) ou indirectement (entrave au développement, aux investissements, etc.) par des années ou des décennies de guerre, est désormais le facteur principal du recours à l’économie agricole des drogues illicites, quoi qu’en disent certains observateurs, notamment le directeur de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime dans le rapport 2007 consacré à l’Afghanistan (UNODC, 2007a : iv). Il en va de même au Laos, où la relation symbiotique qui existait entre économie de guerre et économie de la drogue[1] a disparu depuis longtemps maintenant, mais où les contraintes du territoire et son abandon partiel par les autorités ont laissé nombre de communautés villageoises sans autre alternative économique que celle de la production d’opium. Il n’est pas inutile de rappeler ici que la conception selon laquelle ce serait l’opium qui serait la cause de la pauvreté, plutôt que l’inverse, est partagée par nombre d’officiels dans un pays où, selon la planification officielle, la réduction voire la suppression de la pauvreté (2015) sera précédée par la suppression de l’agriculture sur brûlis (2010) – désignée pour responsable principale sinon unique de la déforestation –, et de la culture du pavot à opium (2005) (Ducourtieux, Doligez, Sacklokham, 2008 : 155-156).

En fait, la suppression de la production d’opium n’implique bien sûr pas celle de la pauvreté puisqu’il semble bien que l’insuffisance et l’insécurité alimentaires constituent les causes premières du recours à la culture du pavot. Ainsi, dans le nord du Laos, et malgré la relation de causalité opium – pauvreté avancée par l’UNODC et les autorités laotiennes (et leur négation d’une relation de causalité pauvreté – opium), l’élimination de la culture du pavot s’est faite « au prix d’un accroissement de la pauvreté ». En effet, les études indépendantes portant sur les effets de l’élimination de la production d’opium dans le nord du Laos « évoquent un appauvrissement marqué et une insécurité alimentaire pour les plus pauvres, faute de ventes d’opium pour acheter du riz et d’alternatives économiquement viables » (Ducourtieux, Doligez, Sacklokham, 2008 : 163, 164).

S’il n’y a pas de causalité absolue liant la pauvreté à la production illicite d’opium, il n’en existe pas moins une indéniable corrélation. Mais même cette corrélation est controversée, sinon contestée, alors que les réalités du terrain témoignent abondamment de ces liens, que ce soit en Afghanistan, en Birmanie, ou au Laos. On peut estimer que la controverse trouve avant tout sa source dans la méconnaissance des motivations des producteurs d’opium illicite, dans des définitions inadéquates, voire inexactes, de la pauvreté, ou encore dans le fait que certaines approches idéologiques priment sur les approches rationnelles. De fait, la prohibition et la guerre contre la drogue reposent avant tout sur des fondements idéologiques, voire religieux, et ne laissent que très peu de place aux débats rationnels (Chouvy, Laniel, 2004). La connaissance des systèmes de production des paysans asiatiques de l’opium ne cesse toutefois de progresser. Ainsi, au cours de la dernière décennie, les recherches exposant et analysant les conditions de vie et les stratégies économiques des paysans de l’opium afghans, birmans et laotiens, se sont multipliées (notamment : Buddenberg, Byrd, 2006 ; Ducourtieux, 2004 ; Goodhand, 2005 ; GTZ, 1998 ; Macdonald, 2007 ; Milsom, 2005 ; Pain, 2007 ; Renard, 2001 ; Rubin, 2004 ; TNI, 2002, 2005). Ces travaux ont permis de confirmer que la pauvreté était bien la raison première pour laquelle l’essentiel des paysanneries asiatiques de l’opium recourait à une agriculture illicite. Plus précisément, ce sont les pénuries et l’insécurité alimentaires qui poussent nombre de paysans afghans, birmans, et laotiens à cultiver du pavot à opium.

Ce qui peut certes apparaître comme une évidence n’en reste pas moins ignoré par nombre d’acteurs institutionnels de la lutte antidrogue mondiale qui persistent à considérer la production illicite d’opium (et de cannabis et de coca) comme une activité criminelle appelant des mesures répressives et non comme une stratégie de survie requérant des mesures de développement économique. Il convient donc d’insister sur la nature des causes premières du recours individuel ou familial à la production illicite d’opium en Asie pour qu’un terme puisse être mis à la « guerre contre la drogue » et que des alternatives économiques puissent être proposées aux paysans de l’opium.

Les causes du recours à la production illicite d’opium : la diversité dans l’unité

En Asie du Sud-Ouest comme en Asie du Sud-Est, la culture du pavot est notamment régie par les conditions climatiques. Il s’agit d’une culture de printemps voire d’été en Afghanistan (et au Pakistan), où le pavot germe au sortir de l’hiver et profite de l’apport en eau fourni par la fonte des neiges, avant les grandes chaleurs d’été. En Birmanie, au Laos et en Thaïlande, par contre, le pavot est une culture d’hiver, c’est-à-dire de saison sèche. En effet, en raison de leur régime tropical humide et de leur exposition aux flux de mousson, les trois pays connaissent des précipitations et une chaleur estivales trop élevées pour la culture du pavot. Mais précipitations et températures ne règlent pas seulement le calendrier des cultures : elles déterminent aussi leur localisation altitudinale. Ainsi, en Asie du Sud-Est, le pavot est cultivé presque exclusivement au-dessus de 800 mètres, altitude à partir de laquelle les conditions d’ensoleillement, d’humidité et de température (fraîcheur) lui sont favorables.

Quel que soit le climat sous lequel il est cultivé, le pavot à opium constitue une culture de rente que la plupart des paysans de l’opium associent à leurs cultures vivrières lorsque celles-ci ne leur permettent pas d’atteindre l’autosuffisance alimentaire familiale. Pour l’immense majorité des paysans de l’opium, la culture du pavot participe clairement et avant tout d’une stratégie d’optimisation de leur sécurité alimentaire: la substitution complète du pavot aux cultures céréalières est en effet quasi inexistante et le recours à la production d’opium intervient avant tout pour compenser les déficits vivriers. Certes, les motivations précises des uns et des autres sont variées dès lors que les paysans de l’opium connaissent une multitude de situations différentes selon qu’ils sont propriétaires terriens, fermiers, métayers, travailleurs saisonniers, qu’ils pratiquent une agriculture itinérante ou semi itinérante sur brûlis, qu’ils cultivent des fonds de vallée irrigués, des terrasses irriguées, ou des essarts d’altitude non irrigués. Mais quelle que soit leur situation, les paysans asiatiques produisent de l’opium en grande majorité afin de pallier, ne serait-ce qu’en partie, leurs déficits vivriers. Cela est d’autant plus clair que la supériorité des prix de l’opium par rapport à ceux des cultures vivrières ou d’autres cultures de rente est loin d’être évidente ou systématique : en effet, la production d’opium est extrêmement exigeante en main-d’œuvre, ce qui grève fortement les revenus nets des producteurs lorsque la force de travail familiale est insuffisante. 

Dans les hautes terres d’Asie du Sud-Est continentale la production de riz pluvial demande elle aussi une main-d’œuvre nombreuse, beaucoup plus que celle du blé en Asie du Sud-Ouest. D’ailleurs, la culture pluviale de riz de montagne y est davantage limitée par la faible disponibilité en main-d’œuvre que par le manque de terres cultivables. De fait, dès lors qu’elle suit celle du riz et du maïs, la culture du pavot permet d’en compenser les déficits en utilisant la main-d’œuvre familiale tout au long de l’année. A l’inverse, en Afghanistan, l’autosuffisance familiale en blé (culture qui intervient en même temps que celle du pavot et impose donc un choix cultural) est davantage compromise par le manque de terres cultivables qui limite le potentiel de production de familles dont la taille moyenne est par ailleurs importante.

Face à une faible disponibilité des terres arables et à la taille importante des familles afghanes, l’intensité en travail et donc le coût de la production d’opium ne sont pas rédhibitoires, bien au contraire : ne disposant que d’une faible surface agricole utile un paysan afghan nourrira vraisemblablement mieux sa famille nombreuse en y produisant de l’opium qu’en ayant recours à la céréaliculture, surtout lorsque le rendement de celle-ci est faible. En Asie du Sud-Est comme en Asie du Sud-Ouest, la production d’opium permet avant tout de pallier un manque de ressources (main-d’œuvre, eau, terres cultivables, limitant les productions vivrières). Elle ne permet que très rarement l’enrichissement des paysanneries qui y ont recours puisqu’elle sert avant tout à compenser ou atténuer leurs déficits vivriers.

Birmanie et Laos : riziculture de montagne et insécurité alimentaire

En Birmanie et au Laos, la production d’opium est principalement le fait de populations tribales montagnardes (Akha, Hmong, Lahu, Lisu, Wa, etc.) qui pratiquent une agriculture sur brûlis itinérante ou semi-itinérante dans les hautes terres aux faibles densités humaines du nord de la péninsule. Les basses terres irriguées, elles, sont densément peuplées et principalement consacrées à la riziculture par des Birmans (ethniques[2]), des Thaï, et des Lao. De fait, 93 pour cent des champs de pavot répertoriés en 2002 par les Nations unies dans la région du nord de l’Etat shan de Birmanie se situaient au-dessus de 800 mètres d’altitude (UNDCP, 2002 : 21) et, en 2001, 80 pour cent des villages producteurs d’opium du Laos se situaient au-dessus de 700 mètres (UNDCP, 2001 : 16). Même si, en altitude, des vallées entières peuvent être cultivées en pavot, la large priorité donnée à la riziculture humide lorsqu’elle est possible fait que la culture du pavot est majoritairement entreprise sur les pentes des collines et montagnes de la région : en 2002, 65 pour cent des champs de pavot de la Région spéciale n°2 (wa) de l’Etat shan de Birmanie étaient situés en terrain incliné, 24 pour cent l’étaient en terrain plat (fonds de vallées ou plateaux), et seuls 8 pour cent l’étaient en terrasses[3] (UNDCP, 2002 : 21). La culture du pavot y était pluviale à près de 99 pour cent en 2002 (UNDCP, 2002 : 21).

Les études socio-économiques menées par l’UNODC tendent à montrer que l’étendue des cultures de pavot est liée à celle de la riziculture inondée ou irriguée et donc au degré d’autosuffisance et de sécurité alimentaires des populations. En effet, les rendements de la riziculture humide sont de loin supérieurs à ceux de la riziculture pluviale sur essarts. Ainsi, en Birmanie, les familles productrices d’opium sont caractérisées par un plus large recours à la culture itinérante (riziculture pluviale) que celles qui ne cultivent pas de pavot et le pourcentage de familles possédant des terres rizicoles inondées ou irriguées est inférieur dans les villages producteurs d’opium que dans les autres (UNODC 2006a : 91-92).

Les déficits et l’insécurité alimentaires expliquent plus que tout autre facteur pourquoi la production d’opium est plus importante dans certaines régions de Birmanie et du Laos que dans d’autres. En 2005, par exemple, 57 pour cent des villages du nord du Laos et 90 pour cent de ceux de la région wa de Birmanie (où les productions d’opium des deux pays sont ou étaient concentrées) étaient déficitaires en riz. La situation était particulièrement difficile dans la région wa où la production annuelle de riz d’une famille moyenne n’équivalait qu’à quatre à six mois de consommation. La même année, la production d’opium ne contribuait en moyenne qu’à 10 pour cent du revenu total des familles dans le nord du Laos (contre 42 pour cent en 2003, lorsque la culture du pavot n’avait pas encore été interdite) mais à 73 pour cent de celui des familles de la région wa : la production d’opium était donc d’autant plus importante que la production de riz était insuffisante. En effet, avant l’interdit de production décrété en 2005 par les autorités wa (United Wa State Party / United Wa State Army), 82 pour cent des paysans de la région wa cultivaient du pavot afin d’assurer au mieux la sécurité alimentaire de leurs familles (Chouvy, 2005 ; UNODC, 2006a : 26-27).

Les disparités peuvent donc être grandes d’un pays de production d’opium à un autre. Mais elles ne le sont pas moins au sein d’un même pays, ainsi que le montre l’exemple de la Birmanie en 2004 lorsque la production d’opium contribuait à près de 90 pour cent des revenus des familles de la région wa, à 50 pour cent de celui des familles du sud de l’Etat shan, et à seulement 5 pour cent de celui des familles du nord de l’Etat shan (UNODC, 2004a : 22). Si les exemples birmans et laotiens montrent que le degré de dépendance économique à l’opium était variable d’une région à une autre, l’exemple afghan, lui, montre que les causes de l’insuffisance et de l’insécurité alimentaires peuvent être toutes autres mais générer des stratégies paysannes similaires.

Afghanistan : terres arables limitées, familles nombreuses et insécurité alimentaire

Les paysans afghans sont dans une situation qui, tout en étant extrêmement différente de celles des Birmans et des Laotiens, n’en est pas moins comparable par certains aspects. En effet, s’ils ont eux aussi à faire face à une insécurité alimentaire persistante, c’est notamment en raison d’une faible disponibilité de terres arables, de la taille moyenne élevée des familles afghanes et des sécheresses récurrentes. Dans un Afghanistan semi-aride où l’irrigation est souvent indispensable à la production agricole, des décennies de guerre et de destruction des canaux d’irrigation ont accentué le manque d’eau disponible, notamment pour la céréaliculture. En 1978, avant que la guerre ne survienne en Afghanistan (1979), le pays était sur le point d’atteindre son autosuffisance céréalière malgré ses 12 pour cent de terres arables. A la fin des années 1990, alors que le pays était toujours en guerre dix ans après la fin de l’occupation soviétique (1989), les terres effectivement cultivables avaient diminué de près de 40 pour cent, notamment en raison de la destruction des canaux d’irrigation, des sécheresses répétées, et de la plus grande pollution des sols par des mines antipersonnel jamais connue par un pays. Entre 1978 et la chute des Taliban, en 2001, les Nations unies (F.A.O.) estiment que les surfaces irriguées ont diminué de 60 pour cent. Depuis 2001, la production céréalière a toutefois doublé (entre 2001 et 2007), mais sans cesser de varier à la hausse et à la baisse et donc en confrontant la population à une insécurité alimentaire persistante. En 2008 la situation s’est d’ailleurs sérieusement aggravée, d’une part en raison de la persistance de la sécheresse, et d’autre part en raison de la hausse vertigineuse des prix du blé entre janvier 2007 et juin 2008. De fait, depuis 2001, la F.A.O. estime qu’environ un tiers de la population, soit 7 millions de personnes, souffre de façon chronique de la faim, principalement en raison de la sécheresse[4].

Pendant les trois décennies qui ont suivi l’invasion soviétique, la culture du pavot et les récoltes d’opium, elles, ont augmenté, battant record après record, jusqu’à celui de 2007, lorsque l’Afghanistan, premier producteur illégal d’opium depuis 1991 (1980 tonnes), a produit plus d’opium illicite (8200 tonnes) que le monde entier l’année précédente (6610 tonnes en 2006 selon les Nations unies, dont 6100 en Afghanistan). Les récoltes d’opium ont explosé en dépit de l’augmentation de la production céréalière et ce en partie parce qu’il semble bien que la production d’opium constitue davantage une réponse à l’insécurité alimentaire qu’au degré d’autosuffisance alimentaire du pays. De fait, rares sont les paysans afghans qui consacrent l’intégralité des terres qu’ils cultivent au pavot dès lors que la production d’opium s’intègre avant tout dans leurs stratégies d’autosuffisance et de sécurité alimentaires et non dans des stratégies de maximisation des profits. En effet, David Mansfield, en particulier, a montré que dans leur grande majorité les familles afghanes ne produisent pas assez de blé pour assurer leurs besoins de consommation et ce même si elles consacrent l’intégralité des terres dont elles disposent (en propriété, en fermage, ou en métayage) à la céréale : « les terres sont en général trop exigües, les familles trop nombreuses, et les rendements en blé trop faibles » (Mansfield, 2007 : 19-20).

Ainsi, en 2004, dans la province du Nangarhar, les familles autosuffisantes en blé ne consacraient pas plus de 25 pour cent de leurs terres au pavot alors que celles qui souffraient de déficits céréaliers allouaient en moyenne 55 pour cent de leurs terres à la production d’opium (Mansfield, 2004 : 23). L’accroissement des superficies cultivées en pavot s’explique principalement par le fait que l’autosuffisance familiale en blé du paysannat afghan s’est considérablement dégradée au cours des dernières années, notamment en raison de la division héréditaire des terres, du retour massif des réfugiés, mais aussi des sécheresses récurrentes et de la baisse des prix du blé (en tout cas jusqu’en 2005). Certes, après 2001, le contrecoup économique de l’interdiction brutale de culture du pavot par les Taliban a provoqué l’augmentation de la production d’opium. Mais trois ans plus tard, en 2004, dans les provinces de Nangarhar et de Laghman, seuls 5 pour cent des familles d’agriculteurs déclaraient être autosuffisantes en blé alors que 56 pour cent d’entre elles affirmaient l’avoir été précédemment, en général six ans plus tôt (Mansfield, 2004 : 22). Depuis 2004, la détérioration sécuritaire entraînée notamment par la résurgence talibane a encore ralenti le développement rural, favorisant ainsi la croissance de la production d’opium.

Lorsque les terres disponibles sont de superficie insuffisante, qu’elles ne sont pas irriguées, et que la sécheresse sévit, qu’une seule récolte de blé est donc possible au lieu des deux qui sont généralement pratiquées dans de nombreuses régions d’Afghanistan, que l’insécurité compromet nombre de projets de développement, alors nombre de paysans afghans ont tendance à consacrer une partie croissante de leurs terres d’hiver à la culture du pavot. La paysannerie afghane est bien sûr loin de disposer des ressources forestières (chasse et cueillette) des populations d’essarteurs de Birmanie et du Laos pour compenser les déficits de ses cultures vivrières (Pfund, Robinson, 2005). C’est surtout l’élevage qui, en Afghanistan, génère les ressources et les revenus complémentaires nécessaires à l’équilibre économique de la paysannerie. Mais les sécheresses récurrentes ont là encore profondément affecté cette activité : ainsi, au moment du choc économique provoqué par l’interdit taliban visant la production d’opium, la sécheresse avait déjà provoqué une baisse de 50 pour cent de la production céréalière (entre 1999 et 2000) et avait amputé les cheptels de 60 pour cent (entre 1998 et 2001) (F.A.O., 2002 ; Chouvy, 2003).

Mais la culture du pavot est aussi influencée par l’évolution du marché national et régional du blé : l’offre régulière de blé à bon prix sur les marchés afghans a encouragé une partie de la paysannerie afghane à consacrer davantage de ses terres à la production d’opium (Mansfield, 2004 : 68). Ainsi, l’insuffisance et l’insécurité alimentaires encouragent d’autant plus les agriculteurs à cultiver du pavot que du blé est disponible à prix abordable sur le marché national. Au cours des dernières années, production de blé et production d’opium ont donc augmenté de concert, les paysans ne pouvant atteindre l’autosuffisance alimentaire recourant d’autant plus à la culture du pavot que l’achat de blé était devenu possible et fiable et que le prix de l’opium, lui, s’était vu multiplié par dix depuis 2000.

La toute relative supériorité économique de la production d’opium

Le rôle majeur que l’insécurité alimentaire joue dans le choix que font nombre de paysans de recourir à la production d’opium impose de relativiser la supériorité économique de l’opium par rapport aux autres productions, vivrières ou de rente. En effet, afin d’améliorer l’efficacité des programmes de réduction des productions agricoles de drogues illicites, il importe de comprendre non seulement que l’insécurité alimentaire est une des raisons fondamentales du recours à la production illicite d’opium mais aussi que celle-ci n’est pas aussi compétitive qu’on le pense, bien au contraire.

Certes, les productions agricoles de drogues illicites permettent souvent aux paysanneries qui y ont recours de dégager des revenus supérieurs à ceux que d’autres productions autorisent. Ainsi, en 2006 en Afghanistan, un hectare de pavot rapportait en moyenne dix fois plus qu’un hectare de blé (5400 US$ / 550 US$) (UNODC, 2006b : 1). Et avant l’interdit de production qui a frappé la région wa de l’Etat shan de Birmanie en 2005, les paysans de l’opium rapportaient que la culture du pavot y était quatre à cinq fois plus rémunératrice que celle du riz. Il est donc logique que, face à de tels rapports, la production illicite d’opium apparaisse extrêmement rentable et compétitive, et qu’en conséquence elle laisse peu d’arguments aux partisans des programmes de développement alternatif tout en en donnant à ceux qui promeuvent l’éradication forcée comme unique solution.

Mais comparer la valeur d’une production d’opium à celle d’une production de blé ou de riz pose quelques problèmes. Il convient d’emblée d’insister sur la faible pertinence qu’il y a de comparer une culture de rente avec une culture vivrière de base plutôt qu’avec une autre culture de rente. Il n’est pas judicieux non plus de ne pas considérer les variations de prix de chaque production et donc leur caractère conjoncturel : en Afghanistan, le prix de l’opium a été multiplié par dix en quelques années alors que celui du blé baissait (en tout cas jusqu’en 2005). Enfin, il est aberrant de comparer les valeurs globales de chaque production plutôt que les revenus nets qu’elles permettent de dégager : cela revient en effet à ne pas prendre en compte les coûts de production inhérents à chaque denrée alors que ceux-ci diffèrent largement.

Qui plus est, les contextes afghan d’une part, et birman et laotien d’autre part, présentent là encore des différences majeures, le pavot pouvant être d’autant plus facilement concurrencé par d’autres productions en Afghanistan qu’il n’y occupe pas une niche écologique limitée comme c’est le cas en Asie du Sud-Est. Enfin, à la différence des essarteurs du Laos ou de Birmanie, la paysannerie afghane n’a que récemment recouru à la culture du pavot en tant que culture de rente : avant la guerre contre les Soviétiques, l’Afghanistan a longtemps exporté le produit de ses cultures de rente vers l’Inde, l’Asie centrale, ou la Perse, alors que c’est la production d’opium qui, à partir du milieu du dix-neuvième siècle, a fait passer certaines populations tribales des montagnes et collines d’Asie du Sud-Est de l’économie de subsistance qui les caractérisait alors à l’économie commerciale moderne et monétisée (McCoy, 1991 : 119).

En Afghanistan c’est la guerre et ses destructions qui ont bouleversé les systèmes de production et contribué à l’émergence de l’économie de l’opium. La guerre a surtout affecté les cultures de rente afghanes, notamment les immenses vergers du pays (pistaches, figues, dates, amandes, agrumes, etc.) et ses canaux d’irrigation. La production d’opium a alors permis de compenser ces pertes, progressivement et en partie, mais sans jamais remplacer ou concurrencer directement les cultures céréalières. Ainsi, en dépit du différentiel de prix qui existe entre production céréalière et production d’opium, et malgré l’existence de conditions favorables à la culture du pavot dans la majorité du pays, seule une petite fraction des terres cultivées du pays est plantée en pavot : lors des records de superficies cultivées en pavot de 1999, de 2006, et de 2007, la culture du pavot n’a en effet jamais occupé plus de 5 pour cent des terres cultivées du pays (193 000 hectares de pavot en 2007, soit 4,7 pour cent des terres cultivées du pays lors de son record absolu de culture du pavot) (UNODC, 2007b : 7 ; Mansfield, 2002 : 1).

Mais le succès de la production afghane d’opium n’est pas seulement dû à l’insécurité alimentaire qui persiste depuis des années dans le pays ; il est aussi le fait de la multiplication par dix des prix de l’opium après l’interdit taliban de 2000, du faible potentiel économique et du développement limité des productions de rente promues depuis la chute des Taliban (roses, safran, etc.), et de la disponibilité sur les marchés afghans de blé (notamment importé) à bas prix. De fait, en 2000, lorsque les Taliban ont prononcé leur interdit de production d’opium, un hectare de blé rapportait en moyenne deux fois moins qu’un hectare de tomates ou d’oignons, quatre fois moins qu’un hectare de pommes ou de pomme de terre, sept fois moins qu’un hectare d’amandes, et huit fois moins qu’un hectare de pavot (World Bank, 2004 : 69). En 2000, le prix moyen de l’opium était de 30 dollars le kilogramme, c’est-à-dire dans la moyenne des prix de la décennie 1990. Mais en 2001 le choc économique provoqué par l’interdit taliban décupla le prix de l’opium (300 dollars en moyenne en 2001, avec des pics à 1000 dollars, puis 350 dollars en moyenne en 2002) et la chute du régime des étudiants en religion permit ensuite la relance de la production, relance d’autant plus importante que les dettes des paysans de l’opium ne pouvaient être remboursées qu’en accroissant les superficies cultivées. Après 2003 le prix de l’opium diminua pour tomber sous la barre des 100 dollars (86 en 2007) mais il restait néanmoins trois fois plus élevé qu’il ne l’avait été durant la précédente décennie, et donc d’autant plus attractif par rapport aux productions agricoles légales. De fait, en Afghanistan, la culture du pavot est davantage liée à l’insécurité alimentaire qu’elle seule permet de pallier en l’absence d’autres cultures de rente ou d’amélioration des systèmes de production vivrière (notamment irrigation et réforme agraire), qu’au différentiel de prix qui existe entre l’opium et le blé. Il en va de même en Asie du Sud-Est où nombre de paysans ont trouvé dans la production d’opium la source de revenus nécessaire à l’achat de riz lors des périodes de soudure.

En Asie du Sud-Est, les prix de l’opium ont, comme en Afghanistan, augmenté à la suite des baisses forcées de production (interdits de production et éradication), tant en Birmanie qu’au Laos. En 2002, la Birmanie produisait quelque 800 tonnes d’opium au prix moyen de 151 dollars par kilogramme. En 2007 (460 tonnes), après quelques années de chute de production provoquée par les interdits de production prononcés dans le Kokang et dans la région wa, les prix moyens avaient atteint 265 dollars par kilogramme. Ainsi, en cinq ans, les prix de l’opium birman avaient augmenté de 75 pour cent alors que la production avait, elle, diminué de 47 pour cent (UNDCP, 2002 : 4 ; UNODC, 2006b : 5 ; UNODC, 2007c : 50). Quant au Laos, où la production a baissé de 94 pour cent entre 2001 et 2007, les prix ont augmenté de 500 pour cent pour atteindre en moyenne 974 dollars par kilogramme (UNDCP, 2001 : 3 ; UNODC, 2006a : 5). Mais c’est en Thaïlande, où la production d’opium est quasi nulle depuis des années maintenant (environ 2 tonnes, après éradication), que les prix moyens de l’opium au kilo sont, logiquement, les plus élevés : 1071 dollars en moyenne en 2007 (UNODC, 2007c : 122).

Les années 2000 ont donc vu les prix de l’opium et la profitabilité de la production d’opium augmenter tant en Afghanistan qu’en Birmanie et au Laos. Il est donc à l’évidence devenu plus difficile d’y concurrencer la production d’opium avec des productions agricoles légales dont les prix n’ont pas augmenté ou ont même baissé (cas du blé en Afghanistan jusqu’en 2005). Ainsi, d’un strict point de vue économique, il était plus intéressant de cultiver du blé plutôt que du pavot en 2000, lorsque la valeur moyenne du blé à l’hectare était 8 fois plus faible que celle de l’opium, qu’en 2003, lorsqu’un hectare d’opium rapportait 28 fois plus qu’un hectare de blé (World Bank, 2004 : 69). La chose est aussi vraie en Birmanie et au Laos où la chute brutale et non compensée de la culture du pavot a provoqué l’explosion des prix de l’opium. La supériorité économique de l’opium est donc extrêmement relative et, surtout, extrêmement variable, dès lors qu’elle dépend de divers facteurs dont, logiquement, les prix de l’opium et ceux des autres productions agricoles. Mais la relativité de la supériorité économique de l’opium est encore plus grande qu’il n’y paraît de prime abord puisque les observateurs comparent pour la plupart les valeurs brutes des productions agricoles et non les revenus nets qu’elles permettent de dégager.

Exigeante en main-d’œuvre, la production d’opium est peu lucrative

La production d’opium est une activité extrêmement exigeante en travail, en tout cas beaucoup plus que ne le sont celles de blé ou de riz. Cela ne remet en fait pas seulement en question la supposée supériorité économique de la production d’opium, mais contredit aussi l’idée reçue qui veut qu’elle soit une solution de facilité pour les paysans qui y ont recours. En fait, les superficies cultivées, lorsqu’elles ne sont pas contraintes par d’autres facteurs (disponibilité, taille des parcelles, droit coutumier, etc.), sont limitées par la disponibilité de la main-d’œuvre familiale et, ou, extérieure rémunérée. Ainsi, en 2005, la superficie moyenne des champs de pavot s’établissait à 0,17 hectare en Birmanie et à 0,29 hectare au Laos. En Afghanistan, la superficie moyenne des champs de pavot était de 0,37 hectare en 2006.

La production d’opium nécessite le recours fréquent à une main-d’œuvre extérieure. Si chaque capsule d’un champ de pavot (qui en contient entre 120 000 et 275 000 à l’hectare) est incisée quatre fois en moyenne en Afghanistan, et est donc raclée autant de fois, la récolte, comme toute récolte, doit se faire au plus vite, en profitant de conditions météorologiques favorables. Mais la récolte n’est pas la seule partie de l’itinéraire agricole du pavot à exiger une abondante main-d’œuvre; en effet, le désherbage des parcelles peut représenter plus de travail encore. En Afghanistan, des estimations récentes font état de 350 jours-homme de travail agricole par hectare de pavot, à comparer avec 41 jours-homme pour le blé, et 135 pour le cumin noir (UNDCP, 1999). En Asie du Sud-Est, la littérature existante fait état de 300 à 486 jours-homme de travail par hectare de pavot (Mansfield, 2002 : 9, note 20). Au début des années 2000, des études menées dans le nord du Laos ont montré que la somme de travail requise pour cultiver un hectare de pavot était de 301 jours-homme, bien plus donc que les 160 à 210 jours-homme requis par la culture pluviale de riz de montagne ou que les 155 jours-homme nécessaires à la culture du maïs (Baudran, 2000 : 33-65).

En Afghanistan la culture du blé et la culture du pavot interviennent en même temps et imposent un choix qui ne peut se faire qu’en termes de répartition spatiale (un tiers de pavot et deux tiers de blé par exemple). Au Laos et en Birmanie, le riz de montagne et le maïs n’ont pas le même calendrier cultural que le pavot et le travail d’abattis-brûlis est donc d’autant mieux rentabilisé. De fait, si une parcelle ne devait être cultivée qu’en pavot, il faudrait rajouter quelque 30 jours-homme d’abattis-brûlis, soit moins que les 55 jours-homme nécessaires au désherbage d’une parcelle entre une culture de maïs et une culture de pavot. C’est en fait clairement le désherbage qui obère l’activité agricole dans les montagnes d’Asie du Sud-Est. Si le désherbage représente 50 pour cent du travail requis pour la production d’opium dans le nord du Laos, la récolte de celui-ci en représente 25 pour cent, à l’instar du riz. Les agronomes estiment d’ailleurs que c’est le désherbage qui constitue la contrainte majeure de l’agriculture sur brûlis (Ducourtieux, 2004 : 75-76).

Le temps consacré à la production d’opium ne limite pas seulement les superficies cultivées et donc les revenus générés par cette activité réputée hautement rentable. Le travail agricole requis grève aussi considérablement les revenus des producteurs, soit en monopolisant la main-d’œuvre familiale, soit en imposant le recours à une main-d’œuvre extérieure rémunérée. Ainsi, en Afghanistan la charge de travail peut représenter jusqu’à 90 pour cent du coût total de production (Mansfield, 2002 : 5). Si les propriétaires terriens sont ceux qui profitent le plus de la production d’opium en Afghanistan, les fermiers et surtout les métayers, qui forment la majorité de la paysannerie afghane, sont loin de s’enrichir et souvent même de seulement dégager un bénéfice. En fait, les métayers, les plus pauvres des paysans afghans avec les travailleurs agricoles itinérants, sont les principaux producteurs d’opium. Les paysans sans terre n’ont guère d’autre choix que celui du métayage et la culture du pavot leur est imposée soit par le propriétaire terrien (afin d’optimiser ses revenus), soit par l’impossibilité qu’ils ont de nourrir leurs familles nombreuses en se contentant de cultiver du blé sur des parcelles de tailles insuffisantes. Le métayer producteur d’opium est quasiment incapable de dégager des bénéfices et ne parvient souvent même pas à payer ses dettes (Mansfield, 2002).

En effet, le métayer producteur d’opium reçoit traditionnellement un tiers de la récolte une fois déduction faite de l’ushr, la dîme, et du coût de la main-d’œuvre employée. En fonction de l’importance des récoltes, et donc de l’offre et de la demande de travail, les travailleurs itinérants perçoivent quant à eux entre un sixième et un quart de la récolte. Mais le métayer producteur d’opium est souvent contraint de vendre sa part de la récolte à l’avance (système salaam) à la moitié de sa valeur, pour faire face aux soudures. A titre d’exemple, un hectare de pavot qui produirait 46 kilogrammes d’opium vendus 36 dollars le kilo (rendement moyen 1994-2000 et prix moyen dans le sud du pays 1998-2000), génèrerait 1702 dollars dont 851 iraient au propriétaire terrien et dont seulement 382 à 425 iraient au métayer. Si celui-ci vendait sa récolte à l’avance, il ne recevrait qu’entre 191 et 212 dollars. Sachant que la taille moyenne des champs de pavot est de 0,37 hectare, le revenu réel moyen perçu par un métayer afghan pourrait donc être estimé entre 70 et 78 dollars. Enfin, ainsi que le précise David Mansfield, une fois la main-d’œuvre familiale intégrée au calcul du coût de production, nombre de familles afghanes perdent en fait de l’argent en produisant de l’opium. (Mansfield, 2002 : 8-9). La production d’opium n’est donc pas forcément une activité lucrative : elle permet avant tout d’optimiser la sécurité alimentaire des familles concernées.

Même sans permettre de dégager des profits, la production d’opium peut néanmoins se révéler attractive pour certaines parties des paysanneries afghane, birmane, et laotienne. A l’évidence, le recours à la production illicite d’opium se fait avant tout pour pallier les limites conjoncturelles et, ou, structurelles, des structures foncières et des systèmes de production concernés, et non principalement par logique mercantile. C’est de cette dimension fondamentale de la réalité que les politiques antidrogue mondiales n’ont pas suffisamment tenu compte et c’est ce qui explique en partie leur échec.

Résoudre les causes de la production d’opium et non les aggraver

Plutôt que d’attaquer la production illicite d’opium directement comme il est fait depuis déjà plus de trente ans (éradication forcée, interdits de production, cultures de substitution et autres programmes de développement alternatif) il convient d’identifier les causes et les mécanismes du recours à la production illicite d’opium afin de pouvoir y remédier. En effet, interdire la production d’opium ou détruire les récoltes de pavot sur pied ne résout en rien les causes profondes du recours à cette économie. Pire, interdits et éradication se révèlent même être contreproductifs, ainsi que le regain de production post-Taliban et les récentes hausses de prix et sursauts de production de Birmanie et du Laos l’ont montré. En fait, plutôt que d’attaquer les causes du recours à la production illicite d’opium, interdits et éradication forcée les renforcent. Ces causes sont multiples et complexes et devraient appeler des solutions tout aussi multiples et complexes, et non ces solutions uniques et universelles que constituent interdiction et éradication. La grande diversité des contextes de production devrait d’ailleurs aussi être prise en compte lors de l’élaboration des programmes et projets de développement économique, ce qui est encore très loin d’être le cas.

Mais au-delà de cette diversité apparaissent néanmoins des facteurs communs au recours à la production illicite d’opium, facteurs communs qui devraient orienter la conception même des mesures antidrogue : en Afghanistan, en Birmanie et au Laos, la culture du pavot procède en effet en grande partie de l’insuffisance et de l’insécurité alimentaires. Il convient donc de s’attaquer aux déficits de production vivrière, notamment en s’attaquant à ses diverses causes, si la production illicite d’opium doit être diminuée voire supprimée durablement et dans les meilleures conditions. La production d’opium peut être d’autant plus facilement diminuée par des moyens économiques, et notamment par le développement agricole, qu’elle est extrêmement exigeante en travail et peu lucrative. Qui plus est, même si la promotion de cultures alternatives n’est pas suffisante, l’expérience montre que nombre de cultures vivrières et de rente, légales celles-là, peuvent concurrencer les revenus générés par l’opium : fleurs coupées en Thaïlande, oignons au Pakistan, ail au Liban, fruits en Afghanistan, bois d’agar au Laos, etc.

Au-delà de l’existence de cultures alternatives viables, ce sont des interventions visant à modifier l’accès à la terre et à l’eau, le planning familial, le marché du travail non agricole, le coût du travail manuel, les infrastructures de communication, et les prix des produits de première nécessité, qui peuvent accroître ou diminuer la profitabilité de la production d’opium et donc l’intérêt que certaines paysanneries d’Asie ont ou non à y recourir. L’erreur commise depuis près de 40 ans maintenant a en effet consisté à ne traiter que le symptôme de situations de crise : la production d’opium est la conséquence de la crise et du déséquilibre profond de certaines sociétés, pas leur cause. Seul le développement économique des pays et régions concernées peut donc permettre d’y résoudre la question du recours à la production illicite d’opium. Dès lors que celle-ci est déterminée en grande partie par la pauvreté (et plus précisément, par l’insuffisance et l’insécurité alimentaires), et qu’elle ne permet d’ailleurs pas aux paysanneries qui y ont recours d’y échapper, les politiques locales, nationales, et internationales devraient davantage chercher à réduire la pauvreté qu’à supprimer, notamment par la force, les productions agricoles illicites qui en résultent. Les interdits de production et les opérations d’éradication forcée, qui consistent à traiter un symptôme (culture du pavot) en en aggravant les causes (pauvreté), ne doivent être employés qu’en dernier recours, si nécessaire et une fois que les programmes de développement économique ont porté leurs fruits et que des alternatives réelles et viables existent (comme cela a été fait en Thaïlande : Renard, 2001). Il convient en effet de traiter la production illicite d’opium non comme une activité criminelle ou répréhensible mais comme une problématique agricole et de développement : elle révèle avant tout les déficiences et les échecs politiques et économiques des Etats concernés dont une partie des paysanneries n’a eu d’autre choix, à une époque donnée, que d’inclure la production illicite d’opium dans ses stratégies économiques.

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About the author

Pierre-Arnaud Chouvy

ENGLISH
Dr. Pierre-Arnaud Chouvy holds a Ph.D. in Geography from the Sorbonne University (Paris) and an HDR (Habilitation à diriger des recherches or "accreditation to supervise research"). He is a CNRS Research Fellow attached to the PRODIG research team (UMR 8586).

FRANCAIS
Pierre-Arnaud Chouvy est docteur en géographie, habilité à diriger des recherches (HDR), et chargé de recherche au CNRS. Il est membre de l'équipe PRODIG (UMR 8586).

www.chouvy-geography.com