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Le défi afghan de l’opium

Le défi afghan de l’opium

Pierre-Arnaud Chouvy

Etvdes
Décembre 2006, tome 405/6
pp. 597-607


Depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis et la chute consécutive du régime des taliban qui en avait abrité les conspirateurs, l’Afghanistan connaît de nouveaux bouleversements politiques et militaires. Elu président de la République islamique d’Afghanistan en octobre 2004, Hamid Karzaï doit en effet relever le défi du maintien d’une paix fragile qui dépend de la reconstruction de l’Etat autant qu’elle la conditionne. L’Afghanistan est notamment confronté à la difficile question de sa production illicite d’opium, qui est la plus importante au monde depuis 1991 et qui a pris une importance économique croissante au sein du pays au fur et à mesure de sa destruction.

Pour comprendre le défi afghan de l’opium, il faut comprendre la complexité du contexte afghan, notamment la transition qui consiste à passer d’une économie de guerre à une économie de paix. La production commerciale de pavot à opium est en effet devenue pour nombre de paysans afghans un des seuls moyens de subsistance disponibles au cours de longues années de guerre et de non-développement. Dès lors que le pays connaît une paix et une sécurité relatives qu’il n’avait pas connues depuis plus de deux décennies, la problématique de la production d’opium relève désormais de facteurs économiques et politiques.

L’Afghanistan au sortir de la guerre

Dans un pays meurtri par la guerre, au relief tourmenté et aux rudes conditions climatiques, aggravées depuis quelques années par une longue sécheresse, la production commerciale de pavot à opium était vitale pour de nombreux paysans afghans. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (F.A.O.) les superficies irriguées ont en effet diminué de moitié entre 1978 et 2001, c’est-à-dire entre le moment où le pays était en passe d’atteindre une autosuffisance alimentaire et la chute des taliban. Les surfaces arables, qui, avant le déclenchement de la guerre (1979), ne correspondaient qu’à 12 % de la superficie totale du pays, ont décliné de 37 % entre le début et la fin des années 1990. D’une part, l’Afghanistan détient en effet le triste record du pays ayant reçu le plus grand nombre de mines au monde [2] . D’autre part, l’agriculture, à l’instar des fabuleux vergers d’Afghanistan, et des vignes de la plaine de Shomali, a beaucoup souffert d’un manque d’eau prolongé, imputable tant aux actions de guerre qui ont détruit les canaux d’irrigation traditionnels et déplacé certaines populations, qu’aux sécheresses répétées qui ont frappé le pays et accéléré la disparition des cheptels d’une population rurale à 80 %.

Certes, parmi les cultures vivrières qui peuvent être produites en Afghanistan celle du blé est l’une des moins exigeantes en eau. Mais, à l’instar du pavot, un hectare de blé produit trois fois plus en culture irriguée qu’en culture pluviale et, compte tenu de la taille moyenne des familles afghanes et des exploitations agricoles, très peu de celles-ci permettent de nourrir toute une famille lorsque seul du blé y est produit. A superficie égale, la culture du pavot dégage plus de revenus que celle du blé, et ce d’autant plus que les prix de l’opium ont considérablement augmenté au cours des dernières années. La production d’opium, activité forte consommatrice de main d’œuvre, s’accommode bien des familles nombreuses afghanes auxquelles une économie et un marché du travail déprimés n’offrent guère d’alternatives.

Dans un pays marqué par un profond sous-développement et par la grande pauvreté des zones rurales, la production illicite d’opium s’est considérablement développée au cours des dernières années. Depuis 2001 et la chute des taliban la culture du pavot à opium a été étendue à toutes les provinces du pays, et a même permis, en 2006, de battre les précédents records : les 165 000 hectares de pavot et les 6 100 tonnes d’opium de 2006 dépassent en effet de loin les 130 000 de 2004 et les 4 600 tonnes de 1999. Loin d’être perçue et présentée comme un mal nécessaire dans la transition actuelle, l’économie de l’opium est fréquemment dénoncée comme l’obstacle majeur à sa reconstruction politique et économique : elle est désignée comme la principale source du financement du terrorisme (taliban et Al-Qaida) et de l’alimentation de la corruption du gouvernement et des autorités afghanes.

Mais, lancés et financés principalement par les Etats-Unis et le Royaume-Uni, les projets de suppression accélérée de l’économie de l’opium risquent de compromettre la sécurité alimentaire des producteurs et de déstabiliser les transitions vers une économie de paix. En Afghanistan, où une paix fragile et une sécurité relative autorisent la lente reconstruction de l’Etat, la question est donc désormais de savoir si l’économie de l’opium menace les transitions amorcées de déstabilisation. La question est plus complexe encore puisqu’il s’agit de savoir si les solutions consistant à éradiquer le pavot à opium ou à en interdire brusquement la culture ne sont pas porteuses d’instabilité économique, sociale, et politique.

L’émergence de la production afghane d’opium

Pour comprendre les défis posés à l’Afghanistan par la production d’opium il est important de retracer l’histoire de cette activité économique dans la région jusqu’à l’année charnière de 2001, année de bouleversements majeurs pour le pays.

Le pavot à opium est originaire d’Europe ou d’Asie mineure. Mais, depuis que sa culture a été entreprise ou encouragée à échelle commerciale par les empires coloniaux européens, l’immense majorité de la production illicite d’opium a été réalisée en Asie, au long des 7 500 kilomètres d’étroite succession de montagnes qui s’étirent depuis la Turquie jusqu’au Vietnam, en passant bien sûr par l’Afghanistan. C’est à l’ouest et à l’est de cette bande montagneuse, de part et d’autre de l’Inde, que se sont situées les deux plus importantes régions productrices d’opium illicite au monde, respectivement le Croissant d’Or (Afghanistan, Iran, Pakistan) et le Triangle d’Or (Laos, Birmanie, Thaïlande). La production mondiale d’opium n’a pas toujours été concentrée dans ces deux régions et elle a grandement varié en quantité au cours du siècle dernier.

Ainsi, en 1906, lorsque la Chine impériale décréta le premier d’une longue série d’édits visant à la suppression de sa consommation et de sa production internes d’opium, 41 624 tonnes d’opium étaient produites dans le monde [3] , soit près de dix fois plus qu’en 2005 (4 620 t.). En 1970, après l’éradication chinoise, conduite entre 1949 et 1955, et à la suite des efforts de la politique multilatérale de la Société des Nations puis de ceux des Nations unies, la production illicite d’opium avait chuté à 1 066 tonnes, alors réparties à 67 % dans le « Triangle d’Or » (Birmanie : 47 % du total mondial) et à 23 % dans le « Croissant d’Or » (Pakistan : 13 % et Afghanistan : 10 %).

Ces résultats furent néanmoins rapidement remis en cause, malgré – ou grâce à – la « guerre contre la drogue » menée à l’échelle mondiale par les Etats-Unis dès 1971 à l’instigation de l’administration Nixon. En 1989 la production illicite mondiale d’opium avait largement augmenté et atteignait 4 209 tonnes. La croissance des quantités d’opium produites correspondait à une transformation marquée de l’importance des différentes aires de culture, celles-ci s’étant étendues et diversifiées. Si la Birmanie affirmait désormais sa prédominance avec 2 625 tonnes d’opium pour 63 % du total mondial, l’Afghanistan accroissait sa production, multipliant celle-ci par 5 par rapport à 1970 et produisant dès lors 14 % d’un total mondial en augmentation.

Après avoir plus que doublé sa production entre 1986 et 1987 (de 350 à 850 tonnes), l’Afghanistan devenait le premier producteur illicite mondial en 1991 (1 980 tonnes), devant la Birmanie. Mais l’explosion afghane ne devait pas s’arrêter là et, entre 1993 et 1994, la production passait de 2 330 à 3 416 tonnes d’opium, prenant ainsi des proportions jusqu’alors inégalées mais dont l’importance paraissait faible comparée à l’explosion de production de 1999 lorsque 90 983 hectares de pavot permirent une récolte record de 4 581 tonnes d’opium.

En guerre depuis 1979, d’abord contre les Soviétiques puis contre des ennemis de l’intérieur, l’Afghanistan produisit plus d’opium en 1999 (4 581 tonnes) que le monde entier n’en avait produit dix ans plus tôt, en 1989 (4 209 tonnes), lorsque l’Armée rouge s’était retirée du pays. Si le financement de la guerre contre les Soviétiques avait bénéficié de l’argent de l’opium les synergies entre l’économie de la drogue et l’économie de la guerre ne se sont développées qu’après le retrait de 1989 et la rupture consécutive des aides financières et militaires que l’Arabie saoudite et les Etats-Unis avaient jusque-là apportées aux moudjahidin. L’apparition des taliban sur la scène politico-territoriale afghane en novembre 1994, puis l’affirmation progressive de leur emprise sur le pays (de la chute de Kaboul en septembre 1996 jusqu’au contrôle de l’immense majorité du territoire afghan à la fin de la décennie), n’avaient à l’évidence aucunement freiné une culture du pavot dont ils avaient hérité.

Les taliban réalisèrent toutefois ce que personne avant eux n’avait réussi et ce que personne n’a reproduit. En déclarant une interdiction formelle de culture du pavot, le 27 juillet 2000, les taliban ont en effet provoqué ce qui a été la réduction la plus importante et la plus rapide de l’histoire moderne du narcotrafic. En une année, les surfaces plantées en pavot avaient baissé de 90% et la production de 95%, passant de 3 276 à 185 tonnes entre 2000 et 2001.

L’opium dans la période post-talibane

L’année 2001 fut une année charnière pour l’Afghanistan, et ce à double titre. L’édit du 27 juillet 2000 prononcé par le mollah Omar, chef militaire et religieux des taliban, avait prohibé la culture du pavot à opium en Afghanistan créant un bouleversement qui allait être durement ressenti par la paysannerie. A la suite de l’intervention militaire des Etats-Unis en Afghanistan, les taliban avaient abandonné Kaboul le 13 novembre 2001 et Kandahar, leur fief du sud du pays, le 6 décembre, c’est-à-dire le lendemain de la signature des accords de Bonn (Allemagne) décidant de la création d’un gouvernement afghan intérimaire dirigé par Hamid Karzaï. Ces deux évènements quasi concomitants, la chute de la production d’opium et la défaite tes taliban qui l’avaient imposée, ont eu des impacts et des conséquences auxquels le gouvernement actuel de Hamid Karzaï et la communauté internationale engagée dans la stabilisation et la reconstruction du pays doivent toujours faire face aujourd’hui.

La chute brutale et quasi-totale de la production d’opium avait eu un impact direct, et prévisible, sur le marché de l’opium, les mécanismes de l’offre et de la demande provoquant une hausse record des prix de l’opium à la ferme. Si, avant la proclamation de l’édit, l’opium se négociait en moyenne à 30 dollars le kg, au moment de la récolte du printemps 2001 les prix moyens à la ferme étaient soudainement montés jusqu’à 300 dollars. Les attentats terroristes du 11 septembre 2001, faisant redouter des représailles contre l’organisation Al-Qaeda d’Osama bin Laden et le régime taliban en Afghanistan, ont précipité la vente des quelque 2 900 tonnes de stock [4] entreposées dans le nord du pays à la suite de la récolte record de 1999. La conjugaison de l’effondrement de la production et de la vente des stocks disponibles laissait donc présager une reprise rapide et importante de la production.

Dès le début septembre 2001 et avant les attentats commis aux Etats-Unis le 11 du même mois, les taliban avaient de nouveau autorisé les paysans afghans à semer du pavot à opium, ou du moins ne le leur avaient pas interdit. Après l’interdiction talibane et leur perte de revenus, les paysans afghans avaient replanté du pavot sur une superficie comparable à celle de 1999-2000 en empruntant d’importantes sommes ou en bénéficiant d’avances sur récoltes afin de pouvoir nourrir leurs familles jusqu’à la récolte et le produit de sa vente.

Le 17 janvier 2002, le gouvernement intérimaire de Hamid Karzaï déclarait que la culture du pavot, la vente et la consommation de l’opium étaient interdits sur le sol afghan, alors même que les pavots semés lors de la fin de l’automne 2001 étaient en passe de fleurir. La déclaration fut assortie de menaces d’éradications qui provoquèrent un vif mécontentement parmi les paysans afghans de l’opium. Leur mise à exécution provoqua ensuite des affrontements qui firent plusieurs morts et blessés. Le gouvernement Karzaï estima, et les Nations unies avec lui, avoir éradiqué près d’un tiers des cultures de pavot de la saison 2001-2002, avec la promesse de compensations minimes qui furent d’ailleurs assez largement détournées. Il est désormais acquis que l’opération fut un fiasco, ce qui était d’ailleurs largement prévisible : ainsi, qu’elle qu’ait été l’importance réelle des éradications, le milliard de dollars de compensations ne put empêcher la récolte 2002 d’atteindre 3 400 tonnes. Certes, les rendements à l’hectare étaient subitement passés de 24 kg/ha à 46 kg/ha d’une année sur l’autre, en partie en raison d’un recours accru aux terres irriguées du pays par les cultivateurs de pavot. Mais l’interdit prononcé par les taliban avait décuplé les prix de l’opium et endetté une paysannerie de l’opium contrainte à relancer sa production à la première occasion.

La hausse vertigineuse des prix et le doublement des rendements à l’hectare avaient ensuite permis aux paysans de l’opium de voir leur revenus à l’hectare exploser, passant de 1 100 dollars en 2000 à 7 400 en 2001 et à 16 200 en 2002. L’interdit des taliban, la hausse des prix de l’opium et celle des revenus à l’hectare permis par le doublement des rendements, favorisa logiquement l’extension des zones de culture de pavot au pays tout entier et ce en l’espace de quelques années seulement.

En 1999-2000, 82 000 hectares avaient été cultivés en pavot dans 22 des 32 provinces du pays. En 2002-2003, après la chute de la production de 2001 et le doublement des rendements de la récolte 2002, 80 000 hectares furent de nouveau cultivés mais, cette fois, dans 28 provinces. Avant la récolte 2006, le record, en terme de superficie cultivée, mais non de production, était celui de 2003-2004 lorsque 130 000 hectares furent cultivés à travers les 32 provinces que comptait le pays. A cause d’une baisse importante des rendements (de 45 à 32 kg/ha), cette augmentation des superficies cultivées ne permit pas de battre le record de production d’alors (1999 : 50 kg/ha, 90 000 ha, 4 600 tonnes) mais fit passer production de 2004 (4 200 tonnes) loin devant celle de 2003 (3 600 tonnes). Une telle augmentation des superficies cultivées et des quantités produites eut pour effet de faire chuter le prix moyen de l’opium à la ferme, de 283 à 92 dollars le kg.

Grâce aux menaces répétées d’éradication et aux promesses d’aide conditionnée au développement faites par le gouvernement Karzaï, l’Afghanistan a connu, entre 2004 et 2005, une baisse conséquente de ses superficies cultivées en pavot à opium : de 130 000 hectares à 103 000 hectares (- 21%). Mais la production d’opium n’aurait baissé que de 2,4% (de 4 200 à 4 100 tonnes), la hausse moyenne des rendements à l’hectare, de 32 à 39 kilogrammes, ayant presque complètement compensé la baisse des superficies cultivées.

Les années 2000-2006 ont montré que la production afghane d’opium était sujette à des variations importantes, la contraction et l’augmentation des superficies cultivées étant déterminées tant par la dépendance d’une partie de la paysannerie vis-à-vis d’une des activités agricoles les plus rentables qui soient dans le pays, que par les effets de système qui lient les prix de l’opium à la ferme, les rendements à l’hectare, la récurrence des sécheresses, les opérations d’éradication forcée, les modes d’accès à la terre et au crédit, etc. La production afghane d’opium doit donc être appréhendée et analysée dans la grande complexité qui est la sienne et ne pas faire l’objet de mesures simplistes et hâtives qui se révèlent trop souvent inefficaces et même contre-productives.

La production d’opium : un « mal » temporaire nécessaire ?

La question de la culture du pavot à opium en Afghanistan est d’autant plus complexe qu’en dépit d’être la première au monde et d’être pratiquée dans la quasi totalité des provinces, elle n’en reste pas moins limitée spatialement. Les 80 000 hectares de pavot cultivés en 2002-2003 n’occupaient que 1% des surfaces arables d’avant guerre et 1,6% des surfaces cultivées en 2002-2003. Et, même lors de la saison record 2003-2004, les 130 000 hectares de pavot n’avaient occupé que 2,9% de l’ensemble des terres effectivement cultivées. Compte tenu du contexte économique et politico-territorial afghan, c’est-à-dire de son profond sous-développement et du très faible contrôle politique et territorial exercé par le gouvernement et les autorités du pays, il n’est donc pas déraisonnable de qualifier ces superficies de limitées. Il est intéressant de comparer les superficies cultivées en pavot en Afghanistan aux 135 000 hectares de cannabis du Maroc en 2003, alors que le royaume chérifien connaît une histoire récente et une situation économique et politico-territoriale sans comparaison.

Ces faibles superficies ne manquent pas de soulever quelques questions sur l’attractivité d’une telle activité économique. Au vu des revenus que la production d’opium peut permettre par rapport à la culture du blé, celle du pavot devrait logiquement être plus étendue. Il apparaît en fait que la production d’opium n’est pas aussi intéressante économiquement qu’elle y paraît. Des études ont montré que les métayers, qui composent l’essentiel des paysans afghans, ne reçoivent au maximum qu’un tiers du prix de vente de l’opium à la ferme après avoir payé en nature le prix de la terre et celui de la main-d’oeuvre, voire un sixième s’il ont dû, comme c’est le plus souvent le cas, contracter un crédit auprès de leur propriétaire terrien. Compte tenu des faibles superficies moyennes des exploitations agricoles afghanes et de l’importante taille moyenne des familles rurales afghanes, ces revenus ne permettent que trop rarement de dégager des bénéfices satisfaisants. Même en ayant recours à la production d’opium, rares sont les paysans afghans qui peuvent s’affranchir de leurs dettes et s’extraire de la pauvreté qui est la leur.

La production d’opium procède indéniablement et de façon croissante de la grande et durable pauvreté d’une partie de la paysannerie afghane. Toutefois les conditions socio-économiques complexes qui sous-tendent cette production sont directement liées au contexte politico-territorial conflictuel qui est celui du pays depuis plus de deux décennies. La guerre, à ses divers stades (invasion soviétique, guerre civile transnationale, et enfin situation post-conflictuelle marquée par une grande insécurité et un recours à une certaine forme de « terrorisme »), a empêché tout développement économique dans le pays, laissant à l’économie de l’opium le rôle de pallier l’absence de crédits agricoles ou de réforme agraire. L’opium a permis à nombre d’Afghans parmi les plus pauvres de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires. Mais l’opium a aussi enrichi d’autres Afghans, dont des propriétaires terriens et, bien sûr, les trafiquants. Il nourrit une corruption rampante, à tous les échelons des autorités et du pouvoir, d’une façon d’autant plus importante que l’économie de l’opium pèse très lourd dans l’économie afghane.

Compte tenu de la faiblesse d’une économie afghane restée en dehors de toute croissance pendant près de 25 ans, la part de l’économie de l’opium, trafic d’héroïne compris, apparaît disproportionnée : en 2004, la valeur à la ferme de l’opium produit dans le pays était de 600 millions de dollars et celle des exportations réalisées par les trafiquants de 2,2 milliards. L’économie de l’opium pesait 2,8 milliards de dollars en 2004, soit l’équivalent de la moitié du PIB du pays (4,7 milliards). En 2004, l’économie afghane était donc constituée pour un tiers par celle de l’opium, mais avec des prix de l’opium très élevés [5] . Une chute des prix de l’opium ou une baisse des rendements pourrait diminuer de façon notable le poids de l’économie de l’opium en Afghanistan. De la même façon, sans augmentation des superficies cultivées ou des prix de l’opium, la croissance accélérée de l’économie légale du pays devrait aboutir à la réduction du poids relatif de l’économie de l’opium. En somme, l’indicateur le plus fiable de l’état de la production d’opium reste celui fourni par les superficies cultivées qui, seules, permettent de juger du niveau de contrôle politico-territorial de l’Etat.

Après avoir relativisé l’importance de l’économie de l’opium, il importe de garder à l’esprit que celle-ci n’est pas la source des problèmes rencontrés par l’Afghanistan, ainsi qu’il nous est souvent donné d’entendre, mais que c’est la longue série de crises traversées par le pays qui a permis le développement d’une telle production illicite. En d’autres termes, on peut dire que c’est une économie de guerre, civile notamment, qui a d’abord alimenté celle de l’opium, et non l’inverse. La production d’opium en Afghanistan est donc une manifestation de la crise afghane et non sa cause, même si elle peut en aggraver certains aspects, sécuritaires notamment. Seul le retour à la stabilité politique et à la sécurité permettra le développement économique de la paysannerie afghane, dont celle de l’opium qui ne demande rien de mieux que d’en abandonner la production au profit d’une autre, plus rémunératrice, moins risquée et moins laborieuse.

La production afghane d’opium est largement présentée comme une menace majeure de déstabilisation d’un Etat en construction. Si l’économie de l’opium constitue un risque majeur pour la reconstruction afghane, l’Etat est davantage menacé par une diminution trop rapide, sans compensations ni alternatives, d’une production d’opium qui génère un tiers de l’économie d’un des pays les moins riches du monde et qui assure la survie d’une partie importante de sa population la plus pauvre. Comme le rappellent les Nations unies, lorsqu’un paysan a le choix entre la légalité et l’illégalité, il choisit la première ; lorsqu’il n’a le choix qu’entre la faim et l’illégalité, il choisit, bien logiquement, le seconde. Il est donc permis de penser que l’économie de l’opium n’est qu’un « mal » nécessaire mais temporaire dans un Afghanistan en pleine reconstruction politique et économique.

[1] Pierre-Arnaud Chouvy, géographe chargé de recherche au CNRS, est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont « Les territoires de l’opium. Conflits et trafics du Triangle d’Or et du Croissant d’Or » (Genève, Olizane, 2002), et de nombreux articles et rapports, disponibles dans leur grande majorité sur www.geopium.org. La dernière publication de l’auteur est le rapport « Production de drogue et stabilité des Etats », rédigé en 2006 avec Laurent Laniel pour le Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) et le Centre d’études et de recherches internationales (CERI).

 [2] Les Nations unies estiment qu’en 2001 quelque 700 kilomètres carrés étaient encore contaminés par divers explosifs qui, selon la Banque mondiale, faisaient quelque 500 victimes par mois et rendaient l’accès aux champs particulièrement dangereux.

 [3] Dont 85 % en Chine (35 364 t.) et 12 % aux Indes britanniques (5 177 t

[4] Estimation des Nations unies

About the author

Pierre-Arnaud Chouvy

ENGLISH
Dr. Pierre-Arnaud Chouvy holds a Ph.D. in Geography from the Sorbonne University (Paris) and an HDR (Habilitation à diriger des recherches or "accreditation to supervise research"). He is a CNRS Research Fellow attached to the PRODIG research team (UMR 8586).

FRANCAIS
Pierre-Arnaud Chouvy est docteur en géographie, habilité à diriger des recherches (HDR), et chargé de recherche au CNRS. Il est membre de l'équipe PRODIG (UMR 8586).

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