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Production de drogue et stabilité des Etats

Production de drogue et stabilité des Etats

Pierre-Arnaud Chouvy (CNRS-PRODIG), Laurent Laniel (INHES)

Secrétariat général de la défense nationale (SGDN)
Centre d’études et de recherches internationales (CERI)
Paris, Mai 2006 – May 2006


Préface

La perception que nos Etats entretiennent de la sécurité s’élargit pour prendre en compte des menaces moins traditionnelles telles que le terrorisme, la prolifération, les trafics de personne et de marchandises illicites, dont les drogues. Les productions de drogues agricoles sont en effet, à la fois, à l’origine de ressources significatives mais illégales, pour des populations rurales très fragiles et, pour les pays vers lesquelles elles sont exportées, des menaces à leur sécurité. L’impact local des productions de drogues agricoles est moins connu, du moins en France. Ce sujet est pourtant important du point de vue de la stabilité de plusieurs Etats, voire de régions entières, comme en Amérique latine. Il se situe au croisement des études de sécurité et de développement et, de ce fait, n’est que peu suivi.

C’est dans le but d’aborder le sujet dans sa globalité et dans sa complexité, que le Centre d’études et de recherches internationales (CERI) et le Centre pour la paix et la sécurité humaine (CPSH) de Sciences-Po ont pu, grâce au soutien du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), organiser à Paris, le 6 octobre 2005, un séminaire sur le thème « Production de drogue et stabilité des Etats ». Réunissant autour d’une même table des chercheurs, des praticiens et des acteurs, cette rencontre avait pour objectif de dresser un panorama de la question, à l’échelle mondiale, tout en portant un regard analytique sur les mesures promues par la communauté internationale, en matière de lutte contre la drogue.

Le SGDN, à l’origine de l’idée de ce séminaire, est un service du Premier ministre. Il se situe au point de convergence des dossiers intéressant la sécurité intérieure et extérieure de la France. Secrétariat interministériel, le SGDN donne la priorité à la réflexion, à la préparation de la décision et au suivi de celle-ci. Il coordonne et anime des équipes constituées selon les questions à traiter, avec le concours des ministères concernés. Le CERI, dont l’un des objectifs est de fournir une expertise sur les problèmes internationaux, notamment dans le domaine des questions de sécurité, a choisi de d’organiser et de conduire cet effort de réflexion collective sur l’impact des productions agricoles de drogues sur la stabilité des Etats, avec le CPSH. Ce nouveau centre de recherche thématique de Sciences Po se fonde sur une pédagogie et une approche interdisciplinaire. Il a pour but de produire articles et publications sur l’élargissement des doctrines et paradigmes de sécurité. Le laboratoire PRODIG du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l’Institut national des hautes études de la sécurité (INHES) ont également été associés à cette entreprise, par l’intermédiaire de deux de leurs chercheurs.

Nous sommes heureux de pouvoir aujourd’hui présenter les fruits de cette collaboration, la seconde depuis 2004 (1).

Christophe Jaffrelot (CERI), Eric Lebédel (SGDN), Sharbanou Tadjbakhsh (CPSH)

(1) Une première collaboration entre le SGDN et le CERI avait conduit, en juin 2004, à la tenue d’un séminaire intitulé « les anciens combattants d’aujourd’hui – démobilisation, désarmement et réinsertion » et à la publication d’un rapport sur le même sujet, disponible sur le site Internet du CERI (www.ceri-sciences-po.org).

Sommaire

1 Production de drogue et stabilité des Etats : quelle problématique ?

2 L’opium dans les transitions des économies de guerre aux économies de paix en Asie

3 Le cannabis en Afrique : économies rurales et stabilité des Etats

4 Coca et revendications politiques en Amérique du Sud

5 Quelles relations entre production de drogue et stabilité des Etats ?

6 Tableaux : évolution de la production agricole de drogues et des surfaces cultivées

7 Cartographie mondiale des aires de production des trois principales « plantes à drogues »

8 Bibliographie sélective

Introduction

Ce rapport fait suite à un séminaire organisé par le CERI, Pierre-Arnaud Chouvy (CNRS-Prodig), Laurent Laniel (INHES) et avec la collaboration du CPSH, grâce au soutien du SGDN (1).

Cette journée d’étude avait pour ambition de réunir des chercheurs et spécialistes de disciplines et de nationalités différentes afin de traiter de la question complexe des relations qui existent entre production agricole de drogues et stabilité des Etats. Les questions soulevées par cette problématique sont nombreuses. Doit-on estimer que la production agricole de drogue est une conséquence et/ ou une cause de l’instabilité des Etats ? De telles productions agricoles sont-elles systématiquement déstabilisatrices ou peuvent-elles permettre, dans certains contextes, de maintenir un statu quo socio-économique et donc politique, voire de faciliter des transitions entre une économie de guerre et une économie de paix ? Enfin, dans quelle mesure la stabilité ou l’instabilité d’un Etat peuvent-elles favoriser le recours à la production agricole de drogues ?

L’objectif de la journée d’étude était donc de brosser un tableau aussi complet que possible de la situation mondiale sans, bien sûr, prétendre à l’exhaustivité. Les interventions ont porté sur les principales trois plantes à drogues, le pavot à opium, le cannabis et le cocaïer, et sur les trois continents sur lesquels la culture de ces plantes a lieu et est, ou a été, liée à des contextes de conflits armés : l’Asie, l’Afrique et l’Amérique du Sud.

Alain Labrousse, ancien directeur de l’Observatoire géopolitique des drogues (OGD), grand spécialiste de la géopolitique mondiale des drogues et auteur de nombreux ouvrages et articles sur le sujet, a introduit la journée d’étude en dressant un tableau mondial des zones et des contextes de production des trois plantes à drogue.

L’opium dans les transitions des économies de guerre aux économies de paix en Asie

La première session de la journée d’étude, consacrée à l’Asie et au rôle que l’opium y joue dans les transitions des économies de guerre aux économies de paix, a donné la parole à Jeremy Milsom, doctorant australien (Melbourne University), à David Mansfield, consultant indépendant de nationalité britannique, et à Pierre-Arnaud Chouvy (CNRS-PRODIG), géographe français chargé de recherche au CNRS.

Jeremy Milsom, qui bénéfice d’une longue expérience de terrain dans la région du nord de l’Etat shan de Birmanie tenue par la United Wa State Army (UWSA), a détaillé et expliqué le contexte politique et les modalités socio-économiques du recours à la production d’opium dans la région spéciale n° 2 de l’UWSA. Il a notamment insisté, dans le contexte actuel d’une suppression accélérée de la production d’opium, sur les difficiles conditions de survie de la paysannerie de l’opium de la région considérée et sur les menaces que de telles conditions pourraient représenter pour la fragile stabilité politique des autorités wa et de leur territoire.

David Mansfield, qui a réalisé de longs séjours et de très nombreuses missions d’étude sur le sujet en Afghanistan, a présenté la grande complexité de la question afghane de l’opium à travers la diversité des situations vécues par les paysans de l’opium de la province orientale du Nangarhar. Il a tout particulièrement souligné les conséquences, y compris négatives, de la suppression rapide de la production d’opium, notamment en termes de croissance et de stabilité économique.

Pierre-Arnaud Chouvy, qui compare depuis plus de dix ans les contextes de production d’opium de l’Afghanistan et de la Birmanie, est revenu sur ces deux pays en insistant sur le rôle que l’économie de l’opium a joué dans leurs économies de guerre respectives et sur celui qu’elle joue désormais dans leurs transitions vers des économies de paix. Il a noté que si la production d’opium avait clairement procédé de l’instabilité des deux Etats concernés, elle procédait désormais plus de leurs graves insécurités alimentaires qu’elle ne menaçait leurs sécurités en termes stratégiques.

Deux discutants, Christian Lechervy (Sciences-Po) et Olivier Roy (CNRS-CERI), respectivement spécialistes des questions birmanes et afghanes, ont élargi les questions soulevées par les intervenants en insistant sur la complexité des contextes régionaux de l’Asie du Sud-Est continentale de l’Asie centrale et de l’Asie du Sud.

Le cannabis en Afrique : économies rurales et stabilité des Etats

La deuxième session, consacrée à l’économie du cannabis dans le continent africain, a réuni deux intervenants pour traiter de la question pour le moins mal connu des contextes africains de production de cannabis au regard de la stabilité de leurs Etats : Kenza Afsahi, économiste doctorante de nationalité marocaine et Laurent Laniel, sociologue français chargé de recherche à l’Inhes.

Kenza Afsahi, qui mène depuis plusieurs années des recherches doctorales portant sur l’économie paysanne du cannabis dans les montagnes du Rif, dans le nord du Maroc, a expliqué le contexte historique, culturel, politique et économique de la culture du cannabis dans la région afin de mieux comprendre comment cette activité économique qui s’est très largement développée au cours des deux dernières décennies a permis d’y maintenir un certain statu quo socio-économique et politique. Elle a d’ailleurs mis en garde contre la « bombe à retardement » que la non-gestion de cette situation a créée.

Laurent Laniel, qui travaille depuis une quinzaine d’années sur les questions géopolitiques et stratégiques relatives aux drogues, a traité de la difficile et très mal connue question du recours à l’économie du cannabis en Afrique subsaharienne où crises économiques et politiques ont favorisé le développement des cultures de cannabis pour pallier les échecs du développement économique et la fragilité des stabilités politiques : le cannabis en Afrique subsaharienne, une alternative au développement ? Peut-être, dit-il, dès lors que l’Afrique ne compte aucun programme de développement alternatif…

Jean-Marc Balencie, consultant spécialisé sur l’Afrique subsaharienne et co-auteur des ouvrages Mondes rebelles, a ouvert la discussion de cette session en rappelant la place et le rôle que le cannabis a pu jouer dans certains conflits africains.

Coca et revendications politiques en Amérique du Sud

Dans le cadre de la dernière session, trois intervenants ont analysé les différentes mobilisations politiques auxquelles la défense de la coca, cible de l’éradication dans le cadre d’une « guerre à la drogue » d’inspiration américaine, a pu donner lieu dans les trois pays andins qui en sont les principaux producteurs mondiaux : Bolivie, Colombie et Pérou.

Dionicio Núñez, député du MAS, premier parti d’opposition bolivien (2), a rappelé que, depuis la crise économique des années 1980, la culture de la coca permet d’assurer la survie de milliers de familles. La feuille de coca est, pour les populations aymaras et quechuas majoritaires dans le pays, une plante sacrée aux vertus multiples, dont la culture et les usages, contrôlés mais légaux, sont à distinguer nettement de ceux d’une drogue illégale telle que la cocaïne. Rejetant l’éradication forcée de la coca comme une politique injuste ainsi qu’inefficace pour lutter contre la cocaïne, le député aymara a appelé de ses voeux la mise en oeuvre de mesures visant, au contraire, à industrialiser les produits dérivés de la feuille de coca. Selon lui, de telles mesures fourniraient aux cultivateurs un débouché légal pour leur produit, que dès lors ils n’auraient plus à vendre aux narcotrafiquants.

L’anthropologue colombienne María Clemencia Ramírez a souligné les différences entre le cas bolivien et celui de la Colombie, premier producteur mondial de coca et de cocaïne. Dans ce dernier pays, en effet, les cultivateurs, pour la plupart très pauvres et vivant dans des régions soumises au contrôle d’acteurs armés non-étatiques (guérillas et paramilitaires), n’ont aucun attachement culturel à la coca et ne la cultivent que parce qu’elle procure un revenu plus élevé que les autres productions agricoles possibles. Cette absence de lien culturel à la plante fait que les autorités colombiennes se sentent légitimes à criminaliser la paysannerie de la coca et à employer à son encontre les moyens extrêmes prônés par Washington (aspersions aériennes d’herbicide), interdits en Bolivie et au Pérou.

Pour sa part, Ricardo Soberón Garrido, juriste péruvien, a étudié l’impact des politiques de lutte antidrogue menées dans les pays andins à la lumière du cas péruvien. Sur un terreau de pauvreté et d’absence de développement, la culture de la coca y connaît depuis les années 1970 des cycles de croissance au gré des fluctuations de la demande sur les marchés de consommation. Ces cycles, qui se sont accompagnés d’une violence toujours plus intense (due tant aux trafiquants qu’aux policiers et militaires), ont fait du narcotrafic une composante centrale et durable de la réalité sociale, économique et politique andine. Selon Soberón, cette nouvelle situation permet aux États-Unis d’augmenter leur influence sur les gouvernements régionaux, mais limite l’indépendance des pays andins, affaiblit leurs institutions démocratiques et nuit grandement aux droits de l’Homme.

Olivier Dabène, chercheur au CERI, a ouvert la discussion en rappelant que les politiques antidrogue appliquées jusqu’ici en Amérique du Sud se sont avérées non seulement inefficaces mais surtout contreproductives, en y suscitant un fort antagonisme à l’encontre de leur principal promoteur : les États-Unis.

Conclusions

Le mot de la fin est revenu à Alfred McCoy, historien de l’université de Wisconsin-Madison dont l’ouvrage The Politics of Heroin in Southeast Asia, publié en 1972, est devenu l’ouvrage de référence sur les instrumentalisations stratégiques du recours à l’économie des drogues dans le contexte sud-est asiatique de la guerre froide. Après avoir fait la synthèse des interventions et des débats de la journée, Alfred McCoy a fait part de ses analyses et de ses vues concernant les échecs répétés de plus de trente ans d’une « guerre contre la drogue » qui s’est souvent révélée contre-productive en termes de surfaces mondiales cultivées en pavot, en coca, et vraisemblablement en cannabis, mais qui a aussi eu des effets pervers, notamment en terme de stabilité des Etats, de militarisation de questions avant tout économiques ou sociales, de démocratie et de droits de l’homme (3).

(1) Les auteurs tiennent tout particulièrement à remercier Jasmine Zérinini (SGDN) pour son soutien à ce projet et ses précieux commentaires sur une version précédente du rapport.

(2) Le MAS est devenu le parti de gouvernement suite aux élections générales de janvier 2006.

(3) Ces arguments sont développés dans son article, « The Stimulus of Prohibition » (2004 : 26) : « en dépit de quatre « guerres contre la drogue », menées par les Etats-Unis, pour un coût total de 150 milliards USD, la production illicite mondiale d’opium a été multipliée par cinq, passant de 1 200 tonnes en 1971 à 6 100 tonnes en 1999. De même après quinze ans d’éradication menée dans les pays andins par les gouvernements à la demande américaine, la production de feuilles de coca a été multipliée par deux, atteignant 6 000 tonnes en 1999. dans les trois décennies depuis le début de la « guerre contre la drogue », le nombre de consommateurs d’héroïne aux Etats-Unis a été multiplié par plus de dix, passant de 68 000 à 980 000 ».

About the author

Pierre-Arnaud Chouvy

ENGLISH
Dr. Pierre-Arnaud Chouvy holds a Ph.D. in Geography from the Sorbonne University (Paris) and an HDR (Habilitation à diriger des recherches or "accreditation to supervise research"). He is a CNRS Research Fellow attached to the PRODIG research team (UMR 8586).

FRANCAIS
Pierre-Arnaud Chouvy est docteur en géographie, habilité à diriger des recherches (HDR), et chargé de recherche au CNRS. Il est membre de l'équipe PRODIG (UMR 8586).

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