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Drogues illicites, territoire et conflits en Afghanistan et en Birmanie

Drogues illicites, territoire et conflits
en Afghanistan et en Birmanie

Pierre-Arnaud Chouvy [1]

Hérodote
n° 112, Géopolitique des drogues illicites
(Numéro coordonné par Pierre-Arnaud Chouvy et Laurent Laniel)
1er trimestre 2004. La Découverte, pp. 84-104.


Résumé:
Le Triangle d’Or (Birmanie, Laos, ThaĂŻlande) et le Croissant d’Or (Afghanistan, Iran, Pakistan), les deux principaux espaces de production illicite d’opium en Asie et dans le monde, sont marquĂ©s par une importante superposition d’ensembles spatiaux qui, Ă  travers des gĂ©ohistoires complexes, leur ont lĂ©guĂ©s autant de discontinuitĂ©s, de fronts et de frontiĂšres. Dans le contexte des Ă©conomies de guerre qui sont les leurs, oĂč du nerf de la guerre l’opium en devient l’enjeu, les deux espaces se rĂ©vĂšlent ĂȘtre soumis Ă  des processus de territorialisation qui se font par, pour et mĂȘme contre l’opium. Ils correspondent donc davantage Ă  des mosaĂŻques territoriales aux gĂ©omĂ©tries et limites variables qu’à des territoires bien dĂ©finis et Ă  part entiĂšre.


Introduction

En Asie, le « Triangle d’Or Â» (stricto sensu les espaces frontaliers contigus de la Birmanie, du Laos et de la ThaĂŻlande) et du « Croissant d’Or Â» (stricto sensu ceux de l’Afghanistan, de l’Iran et du Pakistan) sont les deux espaces actuels de production illicite d’opium. Certes, des surfaces cultivĂ©es en pavot Ă  opium existent Ă©galement en Inde, oĂč la production est lĂ©gale puisque Ă  usage pharmaceutique, ainsi qu’en Chine et en Asie centrale, oĂč elle est illĂ©gale, mais elles n’ont pas l’importance de celles d’Asie du Sud-Est et d’Asie du Sud-Ouest, que ce soit en terme de superficie, de potentiel commercial ou d’impact gĂ©opolitique.

Au sein de ces deux espaces, ce sont la Birmanie et l’Afghanistan qui sont les plus importants producteurs illicites d’opium et d’hĂ©roĂŻne au monde, le Laos arrivant en troisiĂšme position (120 tonnes d’opium rĂ©coltĂ©es sur 12 000 ha). Ainsi, en 2003, la Birmanie est le deuxiĂšme producteur illicite d’opium, avec 810 tonnes (62 000 ha), derriĂšre l’Afghanistan qui, avec ses 3 600 tonnes (80 000 ha), a produit les trois quarts de l’opium illicite mondial [2] . Les raisons d’un tel dĂ©veloppement des Ă©conomies illĂ©gales dans les deux pays sont, certes, multiples et complexes. Mais, Ă  cĂŽtĂ© des dimensions plus strictement socio-Ă©conomiques de tels phĂ©nomĂšnes, il convient toutefois de souligner le rĂŽle primordial que leurs contextes politico-territoriaux et leurs conflits armĂ©s pour le moins complexes ont jouĂ© depuis plusieurs dĂ©cennies dans la pĂ©rennisation de telles productions [3] .

Triangle d’Or et Croissant d’Or : des superpositions d’ensembles spatiaux multiples

L’Asie du Sud-Est et l’Asie du Sud-Ouest sont caractĂ©risĂ©es, certes au mĂȘme titre que d’autres rĂ©gions, par l’imbrication et la superposition d’ensembles spatiaux multiples et variĂ©s : des ensembles spatialement dĂ©limitĂ©s et de tailles diffĂ©rentes qui peuvent ĂȘtre dĂ©finis et caractĂ©risĂ©s par diffĂ©rentes variables, qu’elles soient physiques, Ă©conomiques, culturelles, sociales, linguistiques, politiques ou encore territoriales. En effet, si l’on considĂšre le cas de l’Asie du Sud-Est continentale, et plus spĂ©cifiquement les hautes terres de l’éventail nord-indochinois, le phĂ©nomĂšne apparaĂźt de façon trĂšs nette et dans toute sa complexitĂ©. Ici, une approche multiscalaire permet de distinguer une multitude d’aires ethniques, nationales, Ă©tatiques, religieuses et linguistiques dont l’enchevĂȘtrement, l’imbrication et la superposition dĂ©terminent une richesse et une complexitĂ© quasiment inĂ©galĂ©es dans le reste du monde. Rappelons que Georges Condominas caractĂ©rise la cartographie ethnolinguistique de l’Asie du Sud-Est de « tableau tachiste Â» [4] . Et l’Asie du Sud-Ouest, qui est Ă©galement caractĂ©risĂ©e par la grande complexitĂ© et richesse de la rĂ©partition spatiale de ses diffĂ©rentes composantes de population, a pareillement marquĂ© les esprits de ses plus grands connaisseurs, parmi lesquels Louis Dupree. C’est ce dernier qui a exprimĂ© la façon dont les populations afghanes rivalisent en variĂ©tĂ© ethnique, linguistique et physique avec celle de sa topographie [5] . Mais la confrontation de la carte ethnolinguistique Ă  celle du relief, qui reste encore Ă©minemment problĂ©matique et controversĂ©e en Afghanistan [6] , a donnĂ© lieu Ă  des remarques et questionnements similaires en Asie du Sud-Est, oĂč elle a fait ressortir immĂ©diatement une des caractĂ©ristiques essentielles de son peuplement : l’opposition entre les basses terres, domaine des grandes civilisations et des fortes densitĂ©s, et les hautes terres, peu peuplĂ©es par des groupes ethniques Ă©parpillĂ©s et d’une grande hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© [7] .

La superposition des ensembles spatiaux d’Asie du Sud-Est continentale forme en certains endroits un terrain propice au recours Ă  l’économie de la drogue. Ainsi, le Triangle d’Or, cet espace altitudinal, marginal, polyethnique et interĂ©tatique, est avant tout un espace de production illĂ©gale, un espace de culture rĂ©pandue et pĂ©rennisĂ©e – mais somme toute rĂ©cente – de pavot Ă  opium. Il est surimposĂ© Ă  cette multitude d’ensembles spatiaux divers dont la rĂ©union, la conjonction et mĂȘme l’opposition font la nature et la spĂ©cificitĂ©. Il est cet espace dont l’unitĂ© est caractĂ©risĂ©e et dĂ©terminĂ©e par une diversitĂ© prodigieuse, ce lieu d’intersection, de transition et de passage, de migration. Le Triangle d’Or est tout autant lieu de rencontre que de division, il est composĂ© d’autant d’ensembles spatiaux que de discontinuitĂ©s spatiales qui les dĂ©limitent ou les marquent, lesquelles sont autant de fronts et de frontiĂšres. Outre la multiplicitĂ© de la superposition des ensembles spatiaux qui caractĂ©rise l’Asie du Sud-Est continentale en gĂ©nĂ©ral et le Triangle d’Or en particulier, l’inadĂ©quation de la superposition de ces ensembles entre eux, leur discordance, se prĂ©sente comme le problĂšme majeur de la rĂ©gion et permet d’apprĂ©hender la rĂ©alitĂ© spĂ©cifique du Triangle d’Or. De ses trois pays constitutifs, la Birmanie, le Laos et la ThaĂŻlande, aucun ne possĂšde cette superposition aboutie et primordiale des ensembles spatiaux Ă©tatique et national qui permet d’obtenir un Etat-nation. Les situations politico-territoriales des trois Etats, avec les revendications identitaires et territoriales de leurs populations frontaliĂšres, illustrent de façon significative le cas de ces Etats non-nationaux [qui] sont en effet assimilables Ă  des systĂšmes spatiaux hĂ©tĂ©rogĂšnes, et de ce fait, spatialement diffĂ©renciĂ©s [8] .

Le cas du Croissant d’Or est schĂ©matiquement comparable Ă  celui de l’Asie du Sud-Est. Certes, les spĂ©cificitĂ©s n’y sont pas les mĂȘmes, qu’il s’agisse des donnĂ©es physiques, ethniques, linguistiques ou religieuses. Mais, nous l’avons dit, la richesse et la diversitĂ© des populations rappellent celle du sud-est asiatique, au mĂȘme titre que son relief pour le moins tourmentĂ©, mĂȘme si les oppositions entre plaines et montagnes y sont diffĂ©rentes. LĂ  aussi, une multiplicitĂ© d’ensembles spatiaux distincts et superposĂ©s les uns aux autres forme la structure spatiale sous-jacente de l’espace de production illĂ©gale du Croissant d’Or. Qu’il s’agisse de l’Afghanistan, du Pakistan ou de l’Iran, le modĂšle unitaire de l’Etat-nation n’est pas rĂ©alisĂ© et les frontiĂšres Ă©tatiques sont chevauchĂ©es par nombre d’ensembles spatiaux qui nient leur existence et lĂ©gitimitĂ© mĂȘme. Ici, comme en Asie du Sud-Est, nombreuses sont les populations qui, nomades de surcroĂźt, se sont vues divisĂ©es par l’imposition de frontiĂšres Ă©tatiques issues d’une modernitĂ© qui Ă©tait restĂ©e inaccessible pour la grande majoritĂ© d’entre eux. Ainsi des Hmong et des Pachtoun ghilzaĂŻ [9] par exemple, dont le mode de vie mĂȘme a Ă©tĂ© profondĂ©ment et brutalement remis en question par la surimposition Ă  leurs espaces sociaux [10] respectifs du cadre territorial des Etats modernes d’Asie du Sud-Est et du Sud-Ouest. D’autres, sĂ©dentaires ou sĂ©dentarisĂ©s, comme les Shan et divers Pachtoun [11] des frontiĂšres birmano-thaĂŻlandaise et afghano-pakistanaise, ont vu leurs territoires ethnolinguistiques divisĂ©s et leurs allĂ©geances traditionnelles remaniĂ©es au profit des Etats modernes. A l’instar du Triangle d’Or, le Croissant d’Or est surimposĂ© aux territoires que trois Etats avaient prĂ©cĂ©demment imposĂ©s aux populations locales. C’est en effet entre autres le Pachtounistan rĂȘvĂ© des Pachtoun et le Kalat (ou Baloutchistan) perdu des Baloutche qui, divisĂ©s entre l’Afghanistan, l’Iran et le Pakistan mais toujours incontrĂŽlĂ©s, fournissent la colonne vertĂ©brale des structures spatiales de l’économie de la drogue dans la rĂ©gion. En effet, c’est autour de ces rĂ©gions frontaliĂšres et mal contrĂŽlĂ©es que s’organisent les productions d’opium, qu’elles soient pakistanaises ou afghanes, tout comme le trafic, que celui-ci passe par les Baloutchistan iranien ou pakistanais. La structuration des zones de production et des axes du trafic par les frontiĂšres est un phĂ©nomĂšne qui existe de façon trĂšs similaire dans les deux espaces de production du Triangle d’Or et du Croissant d’Or.

Les deux rĂ©gions ont en commun le fait d’avoir bĂ©nĂ©ficiĂ© de l’intersection d’ensembles spatiaux multiples Ă  diffĂ©rentes Ă©chelles et de toutes les discontinuitĂ©s que cela a impliquĂ©. Si les Ă©mergences respectives des deux espaces ont pu procĂ©der de ces structurations spatiales, leurs acteurs directs ont quant Ă  eux su en exploiter les faiblesses inhĂ©rentes. Ces caractĂ©ristiques spatiales, qui sont autant de contraintes pour les autoritĂ©s Ă©tatiques, ont Ă©tĂ© judicieusement exploitĂ©es par diffĂ©rents acteurs, qu’ils soient simples cultivateurs de pavot Ă  opium, narcotrafiquants, rebelles autonomistes et, ou, communistes, ou tout cela Ă  la fois. Les diffĂ©rents ensembles spatiaux qui, de façon entiĂšre ou partielle, composent le Triangle d’Or et le Croissant d’Or, ainsi que ceux, plus vastes, dans lesquels les deux espaces sont englobĂ©s et dont ils sont partie intĂ©grante, permettent donc d’apprĂ©hender certaines des rĂ©alitĂ©s passĂ©es, prĂ©sentes et Ă  venir de la narco-Ă©conomie en Asie. Car, en effet, comme le note de façon thĂ©orique J.-M. Hoerner Ă  propos de ce qu’il nomme des « territoires empilĂ©s Â», cet empilement des espaces doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un emboĂźtement discordant, dans la mesure oĂč ceux-ci ne sont pas toujours correspondants. Par ailleurs, cet empilement doit Ă©galement tenir compte des diffĂ©rents temps du monde : longs, quand les Ă©volutions sont lentes et plus courts, lorsqu’il s’agit des temps de crise par exemple [12] .

 FrontiĂšres, fronts et discontinuitĂ©s spatiales

A l’instar de certains territoires, les espaces du Triangle d’Or et du Croissant d’Or ne se dĂ©finissent pas tant par des frontiĂšres que par des rĂ©seaux et des flux. Ils sont moins caractĂ©risĂ©s par des frontiĂšres Ă©tatiques que par leur superposition, en tant qu’ensembles spatiaux, Ă  ces mĂȘmes frontiĂšres [13] . La frontiĂšre, ou la division qu’elle reprĂ©sente dans l’espace physique et juridique [14] , dĂ©termine la nature de l’espace considĂ©rĂ©, en l’occurrence frontalier. En effet, la frontiĂšre ne doit pas ĂȘtre rĂ©ifiĂ©e, mais doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme tout ou partie de l’enveloppe linĂ©aire d’ensembles spatiaux de nature politique, dans le cadre desquels on dĂ©cidera que, selon les circonstances, la frontiĂšre sera fermĂ©e ou ouverte, la ligne permĂ©able ou Ă©tanche [15] . Si l’imposition d’une frontiĂšre a une influence sur l’espace qu’elle divise, sur ceux qu’elle sĂ©pare, ceux-ci, selon leur nature physiographique, dĂ©mographique, Ă©conomique comme politique, peuvent Ă©galement dĂ©terminer la nature de la frontiĂšre [16] . Elle peut ĂȘtre ouverte ou fermĂ©e et laisser passer ou s’opposer au passage de flux divers et variĂ©s, licites et illicites. Ainsi, comme le remarque J.R.V. Prescott, la frontiĂšre doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e dans le contexte des Etats qui la flanquent, en ce que la ligne-frontiĂšre (border) et la rĂ©gion-frontiĂšre (frontier) influencent et le paysage dont elles sont parties constituantes, et les politiques de ces mĂȘmes Etats [17] . Toutefois, si l’ouverture ou la fermeture d’une frontiĂšre relĂšve de la dĂ©cision de l’Etat, son respect, en particulier celui de sa fermeture, dĂ©pend plus des espaces frontaliers et Ă©tatiques qui la flanquent et des populations qui y demeurent.

Dans des espaces de production illicite comme ceux du Triangle d’Or et du Croissant d’Or, les frontiĂšres Ă©tatiques, comme les routes, sont souvent fermĂ©es pour interdire le dĂ©veloppement de flux illĂ©gaux de produits illicites (et mĂȘme licites dans le cas de la contrebande). La volontĂ© d’interdiction d’accĂšs, unilatĂ©rale ou non, comme le contournement des mesures adoptĂ©es dans ce but, rĂ©sultent alors ici des caractĂ©ristiques fondamentales des espaces concernĂ©s. Les acteurs du Triangle d’Or et du Croissant d’Or exploitent donc l’existence et la nature des frontiĂšres Ă©tatiques auxquelles les deux espaces sont surimposĂ©s. Les frontiĂšres peuvent en effet ĂȘtre d’autant plus exploitĂ©es qu’elles sont la matĂ©rialisation de vĂ©ritables discontinuitĂ©s spatiales. C’est la non-homogĂ©nĂ©itĂ© de l’espace (ici particuliĂšrement du point de vue Ă©conomique, politique et juridique), confirmĂ©e, augmentĂ©e ou créée par l’imposition de frontiĂšres, qui fait que toute discontinuitĂ© spatiale, sĂ©parant et unissant, appelle au passage, au franchissement, Ă  la mise en valeur des diffĂ©rences.

C’est prĂ©cisĂ©ment d’une organisation de l’espace basĂ©e sur la mise en valeur et l’exploitation des discontinuitĂ©s spatiales et des frontiĂšres qu’ont procĂ©dĂ© les Ă©mergences du Triangle d’Or et du Croissant d’Or. En effet, dĂšs lors que les frontiĂšres matĂ©rialisent une discontinuitĂ© majeure au sein des conditions Ă©conomiques, politiques et, ou, juridiques, les activitĂ©s de production et les flux sont organisĂ©s par les acteurs afin d’exploiter ces valences diffĂ©rentielles, c’est-Ă -dire « les puissances d’attraction ou de rĂ©pulsion d’un objet ou d’une activitĂ© Â» [18] . Ainsi, dans le cas d’une Ă©conomie de production illicite qui est tolĂ©rĂ©e, ou mĂȘme taxĂ©e, par les autoritĂ©s d’un cĂŽtĂ© d’une frontiĂšre (Afghanistan ou Birmanie) et qui est sĂ©vĂšrement rĂ©primĂ©e comme parfois aussi taxĂ©e de l’autre cĂŽtĂ© (entre autres : Pakistan, ThaĂŻlande, mais aussi Iran ou Chine), la valence positive, ou puissance d’attraction, concerne l’activitĂ© de production dans les premiers pays, et la commercialisation et la consommation du produit dans les seconds. Si la frontiĂšre et la limite territoriale et juridique qu’elle reprĂ©sente peuvent autoriser une production illicite d’un cĂŽtĂ©, son franchissement illĂ©gal augmente alors d’autant plus la valeur du produit illicite. Les narcotrafiquants expĂ©rimentent donc une valence positive croissante au fur et Ă  mesure du franchissement des multiples frontiĂšres Ă©tatiques, phĂ©nomĂšne que l’on observe aisĂ©ment Ă  travers l’effet de multiplication des prix qui s’opĂšre entre les Ă©tapes de production et de consommation. De fait, toute barriĂšre incite Ă  son franchissement, tout interdit Ă  sa transgression [19] .

Mais les frontiĂšres Ă©tatiques ne sont pas les seules discontinuitĂ©s spatiales Ă  prĂ©senter une rĂ©elle pertinence lors de l’analyse des espaces du Triangle d’Or et du Croissant d’Or. Nous l’avons dit, les deux espaces peuvent en effet ĂȘtre apprĂ©hendĂ©s Ă  travers la superposition discordante de multiples ensembles spatiaux aussi distincts que variĂ©s, comme Ă  travers la grande richesse de leurs niches Ă©cologiques et Ă©conomiques. Ces ensembles spatiaux et ces niches prĂ©supposent au moins autant de discontinuitĂ©s spatiales, plus ou moins matĂ©rialisĂ©es et inscrites dans l’organisation de l’espace, qui peuvent ĂȘtre par exemple les limites des terroirs, des territoires, ou encore des espaces de relation : ainsi un enchevĂȘtrement de discontinuitĂ©s compose l’espace gĂ©ographique [20] et tout particuliĂšrement ceux du Triangle d’Or et du Croissant d’Or. En effet, des discontinuitĂ©s spatiales majeures apparaissent dans l’organisation de l’espace des deux rĂ©gions oĂč les basses terres irriguĂ©es du Pendjab pakistanais et des riziculteurs thaĂŻ sont celles oĂč sont installĂ©s les centres de pouvoir Ă©tatique et Ă©conomique ; et oĂč les collines et les montagnes rĂ©unissent les cultures de pavot des groupes tribaux, qu’il s’agisse des hautes vallĂ©es pachtoun de Dir ou des essarts des crĂȘtes hmong de la rĂ©gion de Mae Hong Son. Elles n’opĂšrent donc pas seulement sur un plan horizontal mais Ă©galement sur un plan vertical [21] . Les discontinuitĂ©s spatiales sont nombreuses et peuvent n’apparaĂźtre que dans la gradation et la progressivitĂ© de la transition entre les diffĂ©rents espaces. Il en est ainsi par exemple des diffĂ©rences dĂ©mographiques, Ă©conomiques et politiques que l’observateur attentif peut dĂ©celer dans l’organisation de l’espace : les infrastructures de communication et les Ă©quipements mĂ©dico-sociaux en sont des tĂ©moignages qui trompent rarement.

Les discontinuitĂ©s spatiales sont donc constitutives de la nature et de l’organisation des espaces du Triangle d’Or et du Croissant d’Or. En effet, dans les deux espaces, les frontiĂšres, discontinuitĂ©s spatiales par excellence, ont souvent Ă©tĂ©, et sont encore parfois en certains segments de leur tracĂ©, de vĂ©ritables fronts, c’est-Ă -dire les lignes d’affrontement. Mais, par rapport Ă  l’acception originale du terme, les fronts ont changĂ©. Ils ont subi l’évolution inverse de celle des frontiĂšres et des zones frontiĂšres : les zones frontaliĂšres de transition, non dĂ©marquĂ©es et dĂ©limitĂ©es, qui unissaient les diffĂ©rents espaces politiques d’Asie du Sud-Est continentale par exemple, sont devenues des lignes frontiĂšres, reconnues par des traitĂ©s internationaux. Les fronts militaires, eux, ne serait-ce qu’avec les frappes aĂ©riennes, ont acquis une profondeur que les frontiĂšres ont perdue. Et cela est dĂ©sormais d’autant plus vrai des fronts de la lutte contre la drogue (ou contre le terrorisme) dont les acteurs ne reconnaissent parfois mĂȘme plus la frontiĂšre comme limite effective de juridiction. Les frontiĂšres qui sĂ©parent les pays constitutifs des espaces du Triangle d’Or et du Croissant d’Or ont Ă©tĂ© tournĂ©es en de vĂ©ritables fronts de la guerre contre la drogue, Ă  l’instar de celle qui existe entre l’Iran et l’Afghanistan et qui est matĂ©rialisĂ© par des murs en bĂ©ton armĂ©, des fossĂ©s, des barbelĂ©s, des barriĂšres Ă©lectroniques et Ă©lectrifiĂ©es, et mĂȘme des champs de mines. Mais la constitution de la frontiĂšre en un tel front matĂ©riel n’a toutefois pas empĂȘchĂ© Ă  la lutte antidrogue (et donc au front) d’atteindre une profondeur territoriale d’échelle nationale. En effet, la lutte contre le narcotrafic, si elle commence vĂ©ritablement aux frontiĂšres des Etats concernĂ©s, et mĂȘme si elle se trouve de plus en plus militarisĂ©e dans les faits comme dans les discours (« guerre Ă  la drogue Â», « menaces sĂ©curitaires Â»), n’en reste pas moins une action qui s’exerce sur tout l’espace des entitĂ©s politico-territoriales concernĂ©es ; d’un bout Ă  l’autre du pays, d’une frontiĂšre Ă  une autre : en Iran, de l’Afghanistan Ă  la Turquie ou au Pakistan ; au Laos, de la Birmanie Ă  la ThaĂŻlande ou au Vietnam. Dans et pour les pays concernĂ©s, le front de la guerre contre la drogue, s’il commence et finit certes aux frontiĂšres interĂ©tatiques, est surtout caractĂ©risĂ© par sa profondeur territoriale. Il relĂšve plus de la surface que de la ligne et se rapproche donc plus de la frontier que de la boundary, celle-ci n’étant de toute façon jamais aussi Ă©tanche et respectĂ©e que les acteurs Ă©tatiques le voudraient. Dans le contexte du narcotrafic, la notion de front est donc plus une reprĂ©sentation instrumentalisĂ©e par les acteurs des sphĂšres politiques et sĂ©curitaires, qu’une rĂ©alitĂ© pratique et opĂ©ratoire, ainsi que la multiplication et la diversification des itinĂ©raires du narcotrafic dans et autour des espaces transfrontaliers du Triangle d’Or et du Croissant d’Or l’ont montrĂ© au cours de la derniĂšre dĂ©cennie [22] .

Triangle d’Or et Croissant d’Or : des mosaĂŻques territoriales

Le territoire revĂȘt une importance toute particuliĂšre dans la dĂ©finition et l’émergence des espaces du Triangle d’Or et du Croissant d’Or. Les deux espaces constituent en effet des « laboratoires vivants Â» de la gĂ©opolitique et de la gĂ©ostratĂ©gie en Asie. Comme l’explique Yves Lacoste, le territoire est au centre de la gĂ©opolitique en tant que dĂ©marche scientifique [23] . Les espaces du Triangle d’Or et du Croissant d’Or, lieux de rivalitĂ©s de pouvoirs et théùtres d’affrontements historiques par excellence en Asie, soulĂšvent donc des problĂ©matiques territoriales autour de l’enjeu de la drogue et de ses ressources qui sont Ă©minemment gĂ©opolitiques. Mais peut-on qualifier le Triangle d’Or et le Croissant d’Or, en premier lieu, de territoires, et enfin de territoires de l’opium ? On s’accorde gĂ©nĂ©ralement Ă  penser que le territoire, au-delĂ  de l’acception strictement Ă©thologique du terme, est un espace appropriĂ© ou, comme le proposait A. FrĂ©mont, un espace-appropriation [24] .

Le processus de territorialisation se manifeste, Ă  travers les rivalitĂ©s de pouvoirs qui s’exercent sur les territoires, d’une part dans le jeu multiple de la fluctuation des centres et des pĂ©riphĂ©ries, et d’autre part dans la dĂ©limitation de frontiĂšres de natures diffĂ©rentes, Ă©tatiques ou non. En effet, les territoires ont naturellement des limites et quand ils sont institutionnalisĂ©s, ces limites deviennent des frontiĂšres. [
] Quoi qu’il en soit, et surtout quelle que soit la nature de la frontiĂšre, il existe des territoires transfrontaliers
 [25]

Le territoire est ainsi un espace appropriĂ© qui procĂšde de la relation dialectique dĂ©terminante qui existe entre le politique, l’identitaire et le spatial. Se pose donc inĂ©vitablement, lors de la dĂ©finition de la notion de territoire, la question primordiale de la nature de la relation qui existe entre l’Etat et la nation, de la concordance ou non des ensembles spatiaux Ă©tatiques et nationaux, sur un mĂȘme territoire dĂ©limitĂ© par des frontiĂšres communes, l’Etat-nation Ă©tant une symbiose ethno-politique. En effet, l’Etat, c’est avant tout un territoire [26] , l’aboutissement d’un processus de territorialisation, en ce qu’il est soumis Ă  des forces centripĂštes (centralisation, uniformisation) et centrifuges (partition, morcellement du territoire par des allĂ©geances identitaires multiples). La dynamique gĂ©opolitique, celle de l’Etat et du territoire, rĂ©sulte en partie de l’intervention de ce que l’on pourrait appeler des « acteurs non Ă©tatiques Â» ou des sous-systĂšmes, ethnies minoritaires ou majoritaires, dominĂ©es ou dominantes, communautĂ©s religieuses et linguistiques, clans, tribus, factions, clientĂšles, partis politiques minoritaires et diasporas [27] .

Le Triangle d’Or et le Croissant d’Or peuvent-ils donc ĂȘtre caractĂ©risĂ©s de territoires Ă  part entiĂšre ? Le Triangle d’Or est caractĂ©risĂ© et peut ĂȘtre dĂ©fini par l’activitĂ© Ă©conomique qui, en valeur tout au moins, y prĂ©domine : la culture illĂ©gale de pavot Ă  opium et la production d’opium et d’hĂ©roĂŻne. Cet ensemble spatial n’est bien sĂ»r pas dĂ©limitĂ© de façon prĂ©cise ou stable, tant les cultures et les laboratoires de transformation ont Ă©tĂ© dĂ©placĂ©s au fur et Ă  mesure de l’évolution historique des rapports de forces et de pouvoir inhĂ©rents Ă  une rĂ©gion polyethnique et interĂ©tatique. On peut mĂȘme dire que les expansions et translations des aires de production dans certains pays du Triangle d’Or et du Croissant d’Or ont Ă©tĂ© les corollaires de leurs contractions ou de leurs reculs dans d’autres : les productions d’opium en Birmanie et en Afghanistan se sont en effet d’autant plus dĂ©veloppĂ©es qu’elles diminuaient en ThaĂŻlande et au Pakistan.

Ce sont la production et la transformation illĂ©gales des opiacĂ©s qui font la spĂ©cificitĂ© du Triangle d’Or et du Croissant d’Or en tant qu’ensembles spatiaux, mĂȘme si leurs appellations procĂšdent plus du phĂ©nomĂšne des reprĂ©sentations que d’une rĂ©alitĂ© gĂ©ographique prĂ©cisĂ©ment dĂ©limitable et cartographiable. Ils correspondent Ă  des reprĂ©sentations spatiales, et surtout phĂ©nomĂ©nales, des rĂ©alitĂ©s qui caractĂ©risent un espace donnĂ©. Ils ne constituent pas chacun un territoire, ni ne sont composĂ©s d’un seul et unique territoire, puisqu’ils sont dĂ©jĂ  surimposĂ©s aux entitĂ©s politico-territoriales des Etats et Ă  leurs frontiĂšres institutionnalisĂ©es. Quant aux territoires Ă©tatiques auxquels ces deux espaces sont surimposĂ©s, s’ils apparaissent comme les plus reconnus internationalement car les plus institutionnalisĂ©s, les autres types de territoire, issus de diffĂ©rents processus et degrĂ©s de territorialisation, sont tout aussi ancrĂ©s dans l’espace, sinon parfois plus. Ces territoires alternatifs peuvent mĂȘme, dans certains cas, mettre en pĂ©ril l’intĂ©gritĂ© territoriale des Etats. Ainsi, par le conflit, les narcotrafiquants s’approprient et se soustraient mĂȘme des territoires, des rĂ©gions de culture du pavot, des zones de transformation de l’hĂ©roĂŻne ou des couloirs d’exportation de leurs productions. Les armĂ©es ethniques autonomistes de la pĂ©riphĂ©rie birmane affirment leurs ancrages territoriaux en justifiant leurs appropriations Ă  travers la rĂ©fĂ©rence Ă  une certaine unitĂ© ou homogĂ©nĂ©itĂ© ethnique, linguistique, voire mĂȘme religieuse ou idĂ©ologique. Et l’imposition aux minoritĂ©s ethniques montagnardes de la religion bouddhiste et de la langue thaĂŻ, comme marqueurs de la nationalitĂ© et de la citoyennetĂ© thaĂŻlandaise, fournit un exemple d’un processus de territorialisation stato-national que l’on peut retrouver ailleurs qu’en ThaĂŻlande. Ce qui est par exemple le cas des tentatives de pachtounisation qui ont caractĂ©risĂ© l’histoire afghane contemporaine, ou du processus de « talibanisation Â», vĂ©ritable complexe ethnico-religieux d’un islam rigoriste teintĂ© des principes du pachtounwali, qui se dĂ©veloppe au Pakistan.

Le Triangle d’Or et le Croissant d’Or, en tant que territoires pluriels plus ou moins achevĂ©s, sont donc d’autant plus objets de rivalitĂ©s de pouvoirs et sujets de nombreux rapports de forces. Les productions illĂ©gales dans ces deux espaces sont en effet rendues possibles en partie par cette agrĂ©gation, cette superposition discordante de multiples ensembles spatiaux qui tendent Ă  s’inscrire de façon territoriale et Ă  donner corps Ă  autant de pouvoirs et contre-pouvoirs. Les espaces du Triangle d’Or et du Croissant d’Or sont donc autant caractĂ©risĂ©s par leurs productions illĂ©gales que par ces territorialisations multiples. En effet, celles-ci, dans le cadre politico-territorial des Etats qui ne sont pas encore structurĂ©s en Etats-nations, remettent en cause l’équilibre fragile existant entre forces centripĂštes et centrifuges.

Il n’y a ainsi pas un seul territoire du Triangle d’Or ou un seul territoire du Croissant d’Or, mais deux ensembles spatiaux dont les aires de productions illĂ©gales fluctuent au grĂ© de l’évolution des processus de territorialisation des Etats et des sous-systĂšmes ou acteurs non-Ă©tatiques qui les composent. Le Triangle d’Or originel, tel que ses productions l’ont ancrĂ© en Birmanie, au Laos et en ThaĂŻlande, a effectivement changĂ© de gĂ©omĂ©trie lorsqu’en consĂ©quence de l’affirmation du pouvoir politico-territorial de l’Etat thaĂŻlandais, la culture du pavot a Ă©tĂ© quasiment Ă©radiquĂ©e de la pĂ©riphĂ©rie montagneuse du royaume pour ne subsister que de l’autre cĂŽtĂ© de la frontiĂšre interĂ©tatique, en Birmanie. La quĂȘte inachevĂ©e de l’unitĂ© politico-territoriale, et la plus ou moins grande rĂ©sistance des minoritĂ©s Ă  cette quĂȘte, qui caractĂ©risent l’histoire de la Birmanie depuis son indĂ©pendance, ont permis, Ă  travers la conservation d’une complexe mosaĂŻque territoriale dans la pĂ©riphĂ©rie du pays, le dĂ©veloppement de l’économie de l’opium que l’on connaissait encore en 2000. La mĂȘme chose est vraie de la situation du Croissant d’Or dont la croissance de la production d’opiacĂ©s a grandement bĂ©nĂ©ficiĂ© de ces multiples processus de territorialisation inachevĂ©s au Pakistan et en Afghanistan (notamment ceux de la guerre civile ou, plutĂŽt, transnationale, en Afghanistan). Les problĂ©matiques territoriales complexes du Pakistan et de ses rĂ©gions frontaliĂšres tribales avaient en effet permis une production d’opium et d’hĂ©roĂŻne qui a dĂ©sormais trouvĂ© un terreau fertile dans l’imbroglio politico-territorial de l’Afghanistan voisin. Mais, par rapport Ă  la complexitĂ© et Ă  la diversitĂ© qui prĂ©valent en Birmanie, en Afghanistan, oĂč l’autoritĂ© des taliban Ă©tait jusqu’à rĂ©cemment affirmĂ©e dans prĂšs de 85 % du pays, une territorialisation plus unitaire y a vraisemblablement permis l’instauration et le respect (en 2000 – 2001 au moins) de la prohibition dĂ©clarĂ©e par le amir al-mu’minin (commandeur des croyants), le mullah Omar, en juillet 2000 [28] . Le territoire se trouve donc clairement au cƓur de la problĂ©matique du dĂ©veloppement de la production de plantes Ă  drogues, mais plus en tant qu’espace-appropriation qu’en tant qu’espace appropriĂ©. Ce sont en effet les territorialisations incessantes et inachevĂ©es, non institutionnalisĂ©es, qui crĂ©ent l’instabilitĂ© politico-territoriale sur laquelle prospĂšrent les productions du Triangle d’Or et du Croissant d’Or, et non pas les mosaĂŻques territoriales en tant que telles [29] .

 La territorialisation par, pour, et contre l’opium : l’espace convoitĂ©

Dans le Triangle d’Or et le Croissant d’Or, les rivalitĂ©s de pouvoirs et les rapports de forces qui s’exercent autour de la production d’opiacĂ©s et des revenus qu’elle permet de dĂ©gager entretiennent donc le dynamisme et la vitalitĂ© des processus de spatialisation et de territorialisation. En effet, l’espace y est perpĂ©tuellement soumis Ă  appropriation, ou Ă  rĂ©appropriation, par les acteurs de la scĂšne « narcotique Â», qu’ils soient Ă©tatiques ou non : forces antidrogues des Etats (douaniĂšres, policiĂšres et militaires), organisations internationales (Nations unies) et non gouvernementales, armĂ©es ethniques autonomistes, narcotrafiquants, seigneurs de la guerre et commandants divers, rivalisent tous sur un mĂȘme terrain afin d’y imposer leurs autoritĂ©s respectives et leurs projets de dĂ©veloppement contradictoires par, pour, ou contre l’opium et son Ă©conomie illicite.

Si, dans les espaces du Triangle d’Or et du Croissant d’Or, la production d’opiacĂ©s semble donc avoir Ă©tĂ© permise par ces territorialisations multiples et concurrentes, cette mĂȘme activitĂ© Ă©conomique a Ă©galement permis, entretenu et accru les processus de territorialisation. L’opium et ses revenus sont devenus le moyen et la fin, ou but, de la territorialisation en y jouant un rĂŽle qui est comparable Ă  celui qu’il a intĂ©grĂ© dans la conduite des conflits armĂ©s oĂč, du nerf de la guerre, la drogue tend
 Ă  en devenir l’enjeu [30] . En effet, l’opium et ses prĂ©cieuses ressources ont indĂ©niablement financĂ© nombre de conflits d’Asie du Sud-Est et du Sud-Ouest, et donc permis, Ă  travers les rivalitĂ©s de pouvoirs et les rapports de forces qui s’exerçaient sur l’espace disputĂ©, son appropriation et sa territorialisation. Les guerres d’Indochine et d’Afghanistan en fournissent des exemples Ă©loquents, au mĂȘme titre que les incessants conflits de type « civil Â» qui persistent en Birmanie et en Afghanistan (guerre civile Ă  forte dimension transnationale). Mais, comme le montre l’évolution rĂ©cente des conflits de Birmanie, la drogue est Ă©galement devenue, du nerf de la territorialisation, son enjeu. Le conflit qui oppose les Wa de l’UWSA aux Shan de la SSA et les dĂ©placements rĂ©cents de populations tribales depuis la frontiĂšre chinoise vers celle de la ThaĂŻlande apparaissent ainsi comme Ă©tant clairement motivĂ©s par l’appropriation de certaines des terres Ă  pavot les plus rĂ©putĂ©es de la Birmanie orientale. Moteur de certaines territorialisations, l’opium peut mĂȘme concurrencer le ressort du phĂ©nomĂšne identitaire, ainsi que la transformation des guĂ©rillas ethniques autonomistes de Birmanie en guĂ©rillas de la drogue a pu le montrer. La drogue et ses profits y ont souvent Ă©tĂ© substituĂ©s Ă  l’idĂ©ologie et Ă  l’identitaire, comme ce fut le cas pour les Wa (UWSA) de la faction armĂ©e du Communistst Party of Burma ou encore du « roi de l’opium Â» Khun Sa et de son armĂ©e dite « nationaliste Â» shan.

Mais, si Ă  la territorialisation par l’opium s’ajoute donc celle pour l’opium, il en existe une tierce forme, construite cette fois contre l’opium. Le « flĂ©au de la drogue Â», tel que le phĂ©nomĂšne de la production et de la consommation est couramment reprĂ©sentĂ©, constitue, en fonction de sa nature illicite (et non pas de façon intrinsĂšque), une double menace pour les Etats et les sociĂ©tĂ©s, l’une intĂ©rieure et l’autre extĂ©rieure. A ces menaces sĂ©curitaires et sanitaires dĂ©clarĂ©es rĂ©pond une « guerre Ă  la drogue Â», d’inspiration et d’instigation principalement Ă©tats-uniennes, dont l’échec maintes fois proclamĂ© n’a pas nĂ©anmoins stoppĂ© les efforts. Pour certains, mĂȘme, cette guerre Ă  la drogue est en train de devenir l’un des principaux moyens lĂ©gitimant l’accroissement de la capacitĂ© des Etats Ă  intervenir dans les domaines nationaux et internationaux [31] . H.T. van der Veen parle ainsi d’un « complexe de la drogue Â» qui rĂ©unirait toute la communautĂ© d’intĂ©rĂȘts du monde de la drogue, depuis les narcotrafiquants jusqu’aux appareils d’Etat et aux organisations internationales et non gouvernementales. Selon lui, les dynamiques qui se crĂ©ent au sein et entre les forces sociales des deux cĂŽtĂ©s de la loi ne tendent pas Ă  s’équilibrer, mais se renforcent plutĂŽt les unes les autres, soit en agissant de concert, soit par le biais d’ « interactions systĂ©miques Â» [32] . La militarisation croissante Ă  laquelle on assiste au sein de ce complexe de la drogue, du cĂŽtĂ© des forces de rĂ©pression comme de celui des narcotrafiquants, crĂ©dite en effet cette approche de la rĂ©alitĂ© Ă  plusieurs niveaux. La drogue, ici l’opium, a certes permis de financer la militarisation de certains groupes d’acteurs, Ă©tatiques ou non, et de rĂ©gions d’Asie et du reste du monde. L’utilisation des revenus de la drogue par les taliban Ă  travers la taxation des rĂ©coltes, le rĂ©investissement et le blanchiment de l’argent de la drogue en Birmanie, le bĂ©nĂ©fice direct que font de nombreux acteurs non-Ă©tatiques en Afghanistan, au Pakistan, en Asie centrale, en Birmanie, en ThaĂŻlande, de la production et du commerce de la drogue, permettent le financement direct ou indirect d’une militarisation croissante des acteurs et des rĂ©gions. Les forces antidrogue des Etats engagĂ©s contre l’économie de la drogue font quant Ă  elles souvent mention de leur manque caractĂ©risĂ© de moyens financiers, matĂ©riels et humains. C’est ainsi le cas de l’Anti Narcotics Force pakistanaise ou, bien sĂ»r, des unitĂ©s antidrogue iraniennes dont les victimes de la guerre Ă  la drogue se comptent par milliers.

L’Etat et ses appareils peuvent donc se trouver engagĂ©s dans un processus de territorialisation, ou de re-territorialisation, contre la « drogue Â» et contre les acteurs du narcotrafic. Les dynamiques et les motivations des territorialisations qui caractĂ©risent les espaces du Triangle d’Or et du Croissant d’Or sont donc Ă©minemment contradictoires puisqu’elles se font soit par et pour l’opium, soit contre celui-ci. Les rivalitĂ©s de pouvoirs et les rapports de force qui s’exercent autour des espaces de production d’opium, d’hĂ©roĂŻne, et dĂ©sormais de mĂ©thamphĂ©tamine (en Asie du Sud-Est), se traduisent donc par des processus de territorialisations multiples et contradictoires qui sont la caractĂ©ristique majeure des situations gĂ©opolitiques. Si, comme nous l’avons Ă©tabli, il n’y a pas un territoire du Triangle d’Or ou du Croissant d’Or, il n’y a pas non plus de territoire de l’opium stricto sensu, mais de multiples territoires dont l’existence est permise par, pour, ou contre l’opium. Mais au-delĂ  des aspects territoriaux de la production d’opium, il y a des terroirs qui sont dĂ©finis par les qualitĂ©s physiques particuliĂšres des rĂ©gions de production comme par la qualitĂ© des produits obtenus : ainsi, par exemple, de l’opium du Kokang, tellement rĂ©putĂ©. Le territoire occupe nĂ©anmoins une place centrale dans la comprĂ©hension de la gĂ©opolitique des drogues, dĂšs lors qu’il ne semble pas pouvoir exister de production de drogues illicites sans appropriation (souvent par spoliation) de l’espace. On ne peut donc parler de territoires de l’opium que dans le sens oĂč l’espace de production est convoitĂ©. Et le territoire, espace appropriĂ©, ou espace-appropriation, devient systĂ©matiquement espace convoitĂ© lorsqu’il donne l’accĂšs Ă  l’opium et Ă  ses revenus.

La structuration de l’économie de la drogue par la guerre

Dans la mesure oĂč, Ă  travers leurs territorialisations multiples, les cas afghan et birman nous rĂ©vĂšlent la trĂšs forte relation qui existe entre l’économie de la drogue et l’économie de la guerre, il apparaĂźt nĂ©cessaire d’apprĂ©hender la logique sous-tendant l’interpĂ©nĂ©tration de ces deux Ă©conomies complĂ©mentaires. La question n’est pas ici de dĂ©terminer quelles ont pu ĂȘtre les causes fondamentales du dĂ©clenchement des conflits afghan et birman, mais quelles sont les relations causales entre l’économie de la drogue et l’économie de la guerre qui, considĂ©rĂ©es de façon comparative, peuvent nous permettre de confirmer l’hypothĂšse selon laquelle une certaine intensitĂ© et durĂ©e de conflit armĂ© explique le recours Ă  l’économie de la drogue et donc sa spatialisation particuliĂšre. Le facteur polĂ©mologique ne doit toutefois pas ĂȘtre ici considĂ©rĂ© Ă  l’exclusion des variables relatives au niveau de dĂ©veloppement et Ă  l’ethnicitĂ© qui gardent une certaine validitĂ© quant Ă  l’explication du dĂ©clenchement des conflits liĂ©s Ă  l’économie de la drogue.

Ce ne sont pas tant la pauvretĂ© ou le sous-dĂ©veloppement qui provoquent, seuls, le recours Ă  l’économie de la drogue, qu’une situation de conflit armĂ©, elle-mĂȘme dĂ©terminĂ©e, entre autres facteurs, par un important sous-dĂ©veloppement corrĂ©lĂ© avec une diversitĂ© ethnique hiĂ©rarchisĂ©e [33] . En effet, sous-dĂ©veloppement et, a fortiori, pauvretĂ© constituent un terreau Ă©minemment favorable au dĂ©clenchement des conflits ethniques et des guerres civiles qui, nous l’avons prĂ©cisĂ©, sont Ă  leur tour les facteurs dĂ©terminant du recours Ă  l’économie de la drogue. La pratique rĂ©cemment adoptĂ©e par certains chercheurs [34] , qui consiste Ă  traiter, de façon empirique et Ă  l’aide d’outils Ă©conomĂ©triques, les diffĂ©rentes variables communĂ©ment considĂ©rĂ©es comme jouant un rĂŽle dĂ©terminant dans le dĂ©clenchement des conflits de guerre civile, cherche Ă  remettre en cause certaines conceptions politologiques, sociologiques, anthropologiques ou gĂ©ographiques du phĂ©nomĂšne polĂ©mologique [35] . Les travaux de Paul Collier, notamment, remettent en cause de façon empirique l’explication communĂ©ment avancĂ©e selon laquelle une importante diversitĂ© ethnique constitue un terrain systĂ©matiquement favorable au dĂ©clenchement des guerres civiles [36] , ainsi que celles des inĂ©galitĂ©s socio-Ă©conomiques, de la rĂ©pression politique et des divisions ethniques et religieuses [37] . L’auteur, et d’autres avec lui, estiment que c’est la faisabilitĂ© de la prĂ©dation qui dĂ©termine le risque de conflit, et que mĂȘme si ce qu’il caractĂ©rise de griefs (grievances) sociaux, politiques et, ou, Ă©conomiques peut certainement gĂ©nĂ©rer d’intenses conflits politiques, et donc sociaux, ces mouvements de mĂ©contentement ou de contestation ne se traduisent que rarement par une violence armĂ©e de type guerre civile [38] . Empiriquement, les griefs, mĂȘme aggravĂ©s par une rĂ©partition inĂ©galitaire de l’accĂšs aux ressources politique, Ă©conomique et sociale, dĂ©terminĂ©e par une importante stratification ethnique, ne sont pas systĂ©matiquement associĂ©s au dĂ©clenchement des guerres civiles de ces quarante derniĂšres annĂ©es.

P. Collier propose alors une « thĂ©orie du lucre Â» (‘greed’ theory) [39] , mettant l’accent sur le rĂŽle primordial de la capacitĂ© Ă  financer une rĂ©bellion, donc le dĂ©clenchement d’une guerre civile, qu’il oppose Ă  une « thĂ©orie du grief Â» (‘grievance’ theory) qui considĂšre les variables de diversitĂ© ethnique, de rĂ©pression politique et d’inĂ©galitĂ© comme dĂ©terminantes. Il en vient, toujours de façon empirique, Ă  observer et Ă  conclure que, dans les mĂ©canismes dĂ©clencheurs des guerres civiles, « le lucre prime sur le grief Â» [40] . Il rationalise ainsi le dĂ©clenchement d’une guerre civile en avançant que toute entrĂ©e en rĂ©bellion est soumise Ă  l’obtention prĂ©alable de moyens financiers permettant un financement plus ou moins autonome du groupe concernĂ©, et que les opportunitĂ©s de financement constituent le facteur clĂ© du dĂ©clenchement d’une guerre civile. Il insiste notamment sur l’importance de la possibilitĂ© de prĂ©dation opĂ©rĂ©e par une rĂ©bellion sur des ressources naturelles qui, Ă  la diffĂ©rence des richesses issues des structures industrielles de production, permettent d’autant plus son financement qu’elles sont localisĂ©es en zones rurales et souvent dans des rĂ©gions dominĂ©es par les groupes entrĂ©s en rĂ©bellion. Cet aspect proprement gĂ©ographique est aussi particuliĂšrement soulignĂ© par James D. Pearon et David D. Laitin qui dĂ©taillent comment des groupes ethniques minoritaires disposeront d’autant plus de moyens financiers et stratĂ©giques pour entrer en rĂ©bellion qu’ils possĂšdent et maĂźtrisent des bases rĂ©gionales principalement rurales et caractĂ©risĂ©es par un terrain « difficile Â», Ă  forte couverture forestiĂšre par exemple, mais surtout au relief tourmentĂ© [41] . Les trois auteurs considĂšrent bien sĂ»r aussi l’existence transfrontaliĂšre de groupes identitaires apparentĂ©s, ou encore celle de diasporas ou de communautĂ©s expatriĂ©es, comme financiĂšrement favorables Ă  la rĂ©bellion [42] . L’existence de gouvernements hostiles peut bien sĂ»r aussi contribuer au financement des rĂ©bellions, qu’il s’agisse de leur dĂ©clenchement ou de leur perpĂ©tuation, ainsi que le soutien que l’Inde et la Birmanie ont apportĂ© Ă  leurs minoritĂ©s transfrontaliĂšres respectives a pu le montrer [43] .

La thĂ©orie du lucre est basĂ©e sur une approche pragmatique et Ă©conomique du phĂ©nomĂšne de guerre civile qui prend en compte avant tout sa viabilitĂ©, sa faisabilitĂ© Ă©conomique, Ă  travers les dialectiques, qui se recoupent entre elles, des coĂ»ts et des bĂ©nĂ©fices, ainsi que des contraintes et des prĂ©fĂ©rences [44] . Il faut que le groupe donnĂ©, qu’il possĂšde dĂ©jĂ  ou non un grief suffisamment motivant et justificateur, connaisse de fortes prĂ©fĂ©rences pour l’entrĂ©e en rĂ©bellion, en conflit contre l’Etat, et fasse l’expĂ©rience de faibles contraintes de la part de celui-ci. Mais, bien sĂ»r, ses propres conditions Ă©conomiques et politiques peuvent Ă©galement ĂȘtre apprĂ©hendĂ©es Ă  travers une grille de lecture prĂ©fĂ©rences / contraintes, le coĂ»t, financier, social et politique, de la guerre devant logiquement ĂȘtre infĂ©rieur aux bĂ©nĂ©fices qu’elle peut procurer. C’est prĂ©cisĂ©ment lĂ  que la variable « ressources naturelles Â» intervient en tant que dĂ©terminant principal d’une entrĂ©e en rĂ©bellion, l’appĂąt du gain, licite ou illicite (que ce soit la ressource ou son exploitation qui soit illicite), le lucre, y jouant un rĂŽle central. A l’instar de l’explication causale par la pauvretĂ© qui peut ĂȘtre faite du recours Ă  l’économie de la drogue, l’explication du recours Ă  la rĂ©bellion armĂ©e par la thĂ©orie du grief n’est pas satisfaisante dĂšs lors qu’il est aisĂ©ment observable que ni la pauvretĂ© ni les griefs n’expliquent de façon systĂ©matique le recours Ă  l’une ou Ă  l’autre des deux stratĂ©gies [45] . Mais, quelle que soit sa validitĂ© quant Ă  l’explication du dĂ©clenchement des guerres civiles, contestable par les approches politiques et ethnologiques des conflits, la thĂ©orie du lucre reste intĂ©ressante dĂšs lors qu’elle permet d’apprĂ©hender la pĂ©rennisation des conflits de guerre civile, la prĂ©dation par les groupes rebelles des ressources leur procurant des revenus devenant, « du nerf de la guerre Â», leur enjeu.

DĂšs lors qu’il existe d’une part une forte corrĂ©lation entre l’économie de la guerre – ici en l’occurrence civile â€“ et celle de la drogue, et qu’il existe d’autre part une relation dĂ©terminante entre un fort potentiel de prĂ©dation des ressources et le dĂ©clenchement et la prolongation d’un conflit, c’est la troisiĂšme relation – celle qui existe entre la « thĂ©orie du lucre Â» et l’économie de la drogue â€“ qui permet d’apprĂ©hender les logiques concourantes de l’économie de la guerre et de celle de la drogue. Les exemples des conflits afghan et birman, ainsi que le rĂŽle que l’économie de la drogue a jouĂ© dans leurs perpĂ©tuations respectives, illustrent trĂšs clairement ce systĂšme et sa logique rĂ©currente. Et ce au mĂȘme titre bien sĂ»r que le rĂŽle jouĂ© par la guerre dans le dĂ©veloppement et la pĂ©rennisation des espaces de production illicite du Croissant d’Or et du Triangle d’Or et plus particuliĂšrement en Afghanistan et en Birmanie. Il n’est pas ici question d’avancer que les conflits afghan et birman sont le rĂ©sultat de considĂ©rations Ă©conomiques de type prĂ©datrices et cupides puisque, en effet, ainsi que l’exprime G. Bouthoul, il ne faut pas confondre l’aspect Ă©conomique des conflits avec leur nĂ©cessitĂ© ou leur fatalitĂ© Ă©conomique [46] . D’autant plus que, dans le cas des conflits afghan et birman, on connaĂźt bien les conditions de leurs dĂ©clenchements respectifs, le rĂŽle de l’intervention soviĂ©tique en Afghanistan (qui n’est pas Ă  proprement parler une guerre civile, mĂȘme si la fragmentation politique afghane d’avant-guerre est loin d’ĂȘtre exempte de responsabilitĂ©s, mais un confit d’instrumentalisation transnationale [47] ) et celui du conflit postcolonial en Birmanie (qui correspond dĂ©jĂ  plus Ă  un conflit de type « guerre civile Â»). Il s’agit plutĂŽt de montrer l’intĂ©gration du recours Ă  l’économie de l’opium dans les stratĂ©gies d’autofinancement de belligĂ©rants qui, dans les deux pays, ont vu disparaĂźtre leurs subsides Ă©trangers. Quelles qu’aient Ă©tĂ© les motivations et les griefs ayant initiĂ© les conflits politiques dans les deux pays, le financement de leurs conflits respectifs, et a fortiori celui de leurs perpĂ©tuations, a impliquĂ© le recours Ă  l’économie de la drogue qui, Ă  son tour, concurremment nerf et enjeu des conflits, a ancrĂ© ensemble et pĂ©rennisĂ© les territoires de la guerre et de l’opium [48] .

Ainsi que tend Ă  le dĂ©montrer la quinzaine de cessez-le-feu passĂ©s entre la junte birmane et les rĂ©bellions ethniques, les considĂ©rations nationalistes, indĂ©pendantistes et autonomistes qui animaient et motivaient ces derniĂšres dans leur lutte armĂ©e contre l’Etat ont fini par cĂ©der face aux opportunitĂ©s Ă©conomiques que permettait la nĂ©gociation. Si le lucre (en l’occurrence celui permis par le libre commerce, notamment celui des opiacĂ©s) semble bien avoir primĂ© sur les griefs dans les logiques ayant menĂ© Ă  la signature des cessez-le-feu, il est en tout cas Ă©vident que les bĂ©nĂ©fices d’une paix nĂ©gociĂ©e au dĂ©triment du rĂšglement des griefs originels se sont rĂ©vĂ©lĂ©s plus attractifs que les coĂ»ts d’une guerre prolongĂ©e et apparemment sans issue militaire favorable aux groupes insurgĂ©s. L’instrumentalisation des Wa de la UWSA par la junte, comme celle de la junte par la UWSA d’ailleurs, fournit un exemple probant du rĂŽle moteur de l’économie de la drogue dans la logique politico-territoriale du conflit birman ; l’importance des prĂ©fĂ©rences et des bĂ©nĂ©fices que prĂ©sente l’engagement conflictuel Ă©tant Ă©vidents pour la junte comme pour les Wa, alors que les contraintes et les coĂ»ts se rĂ©vĂšlent presque inexistants, Ă  court terme du moins. LĂ  encore, et de façon on ne peut plus claire, la thĂ©orie du lucre se rĂ©vĂšle particuliĂšrement pertinente.

Quant Ă  la production d’opium afghan dans des rĂ©gions majoritairement pachtoun, qui contrevient Ă  une explication de type grief ethnique qui pourrait toutefois convenir au cas birman, elle s’intĂšgre Ă©galement dans cette logique triangulaire drogue – guerre – lucre selon laquelle la drogue a d’une part financĂ© la poursuite d’un conflit que les financiers Ă©trangers avaient abandonnĂ© (fin de la guerre froide) et a d’autre part alimentĂ© la fragmentation politique, militaire et territoriale de l’Afghanistan entre 1989 et 1994-96, lorsque les taliban ont fait irruption dans le paysage politico-militaire du pays. Les rivalitĂ©s des nombreux partis de moudjahidin pendant la guerre puis celles des innombrables commandants aprĂšs le retrait soviĂ©tique ont considĂ©rablement accentuĂ© le recours Ă  l’économie de la drogue afin d’alimenter leurs luttes intestines [49] . En Afghanistan, la fragmentation politique et militaire a permis un recours croissant Ă  l’économie de la drogue qui a alors Ă  son tour encouragĂ© la logique du conflit et de la fragmentation : guerre et fragmentation se sont auto-entretenues grĂące Ă  l’économie de la drogue qui permettait le lucre et viabilisait l’économie de la guerre. Les taliban ont Ă©galement profitĂ© de cette manne Ă©conomique que reprĂ©sentait l’opium dans un pays en pleine dĂ©liquescence Ă©conomique et dans lequel le coĂ»t instantanĂ© et cumulĂ© de la guerre devenait de plus en plus lourd. Et ils ont surtout tolĂ©rĂ© et tacitement consenti Ă  l’explosion de la production en 1999, dans le cadre de ce qui Ă©tait trĂšs probablement une stratĂ©gie d’obtention d’un soutien populaire intĂ©rieur financĂ© par l’opium. Logiquement, le rapport coĂ»t / bĂ©nĂ©fice et contrainte / prĂ©fĂ©rence Ă©tait particuliĂšrement attractif pour le nouveau rĂ©gime.

Si les causes du recours massif Ă  l’économie de la drogue en Birmanie et en Afghanistan peuvent ĂȘtre trouvĂ©es dans les situations conflictuelles qui l’alimentent, lesquelles ont Ă©tĂ© initiĂ©es au plan politique par l’existence de griefs de diverses natures (nationaux, religieux, ethniques, sociaux
), ces mĂȘmes situations conflictuelles en sont venues Ă  ne plus exprimer lesdits griefs mais Ă  traduire des rivalitĂ©s de pouvoir et de forces qui s’exprimaient sur les ressources et les revenus que la drogue (et, en gĂ©nĂ©ral, la contrebande) constitue et permet. En Afghanistan comme en Birmanie, les griefs ont cĂ©dĂ© le pas au lucre, Ă  l’attrait du profit illicite, au sein des logiques du recours Ă  l’économie de la drogue. La production de drogue a pu bĂ©nĂ©ficier dans les deux pays des mĂȘmes conditions favorables Ă  son dĂ©veloppement que la guerre civile : elle a joui, considĂ©rant l’effet de systĂšme qui lie l’économie de la guerre Ă  celle de la drogue, d’une forte prĂ©fĂ©rence Ă  leur recours et, compte tenu du peu d’emprise de l’Etat ou du gouvernement sur le territoire « national Â», d’une faible contrainte y contrevenant.

[1] Pierre-Arnaud CHOUVY est gĂ©ographe chargĂ© de recherches au CNRS (UMR 8586 PRODIG). Ses recherches portent sur les territoires en crise d’Asie et les activitĂ©s illicites qui y ont cours. Il est l’auteur de deux ouvrages : Les territoires de l’opium. Conflits et trafics du Triangle d’Or et du Croissant d’Or, aux Ă©ditions Olizane (GenĂšve, 2002) ; et, en collaboration avec JoĂ«l MEISSONNIER, Yaa Baa – Production, trafic et consommation de mĂ©thamphĂ©tamine en Asie du Sud-Est continentale, aux Ă©ditions L’Harmattan – IRASEC (Paris – Bangkok, 2002). Il produit www.geopium.org, oĂč nombre de ses articles peuvent ĂȘtre consultĂ©s.

[2] Chiffres correspondant aux estimations moyennes faites annuellement par le Programme des Nations unies pour le contrĂŽle international des drogues (Pnucid) dĂ©pendant de l’Office contre la drogue et le crime (UNODC).

[3] Pour plus de dĂ©tails historiques et gĂ©ographiques Ă  propos du Triangle d’Or et du Croissant d’Or, voir : Chouvy P.-A., 2003, GĂ©opolitique des drogues illicites en Asie, HĂ©rodote, n° 109, pp. 163-189 ; Chouvy P.-A., 2001, L’importance du facteur politique dans le dĂ©veloppement du Triangle d’Or et du Croissant d’Or, CEMOTI, juillet – dĂ©cembre 2001, n° 32, pp. 69-86.

[4] Barrau J., Bernot L., Chiva I., Condominas G., Introduction, Etudes rurales, Agricultures et sociétés en Asie du Sud-Est continentale, 1974, N° 53-56, p. 10.

[5] Dupree L., 1980, Afghanistan, Princeton, Princeton University Press, p. 55.

[6] Centlivres P., Centlivres-Demont M., 1988, Et si on parlait de l’Afghanistan ?, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme.

[7] Barrau J., Bernot L., Chiva I., Condominas G., 1974, p. 10.

[8] Foucher M., 1991, Fronts et frontiĂšres, Paris, Fayard, p. 301.

[9] Canfield R.L., 1986, Ethnic, Regional, ans Sectarian Alignments in Afghanistan, in Banuazizi A. & Weiner M., 1986, The State, Religion, and Ethnic Politics. Afghanistan, Iran, Pakistan, New York, Syracuse University Press, p. 97 ; Edwards M. E., Baumann J.B., 1977, Eye for an eye: Pakistan’s Wild Frontier, in National Geographic, January 1977, p. 122 ; Ispahani, M.Z., 1989, Roads and Rivals : the Politics of Access in the Borderlands of Asia, London, I.B. Tauris & Co Ltd Publishers, p. 141.

[10] Voir, pour une dĂ©finition de l’espace social : Taillard C., citĂ© par Condominas G., in : Condominas G., 1980, L’espace social Ă  propos de l’Asie du Sud-Est, Paris, Flammarion, p. 63.

[11] Wilber D.N., 1962, Afghanistan, its people, its society, its culture, New Haven, Human Relation Area Files Press, p. 43 ; Leach E., 1954, Political Systems of Highland Burma : A Study of Kachin Social Structure, London, The London School of Economics and Political Science, G. Bell and Sons.

[12] Hoerner J.-M., 1996, GĂ©opolitique des territoires. De l’espace appropriĂ© Ă  la suprĂ©matie des Etats-nations, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, p. 11.

[13] Dans le tiers-monde, l’espace est souvent rĂ©ticulaire, plus fondĂ© sur les rĂ©seaux que sur des territoires fermĂ©s : Hoerner J.-M., 1996, p. 27, note 9.

[14] Weiner M., 1987, Political Change: Asia, Africa, and the Middle East, in Weiner M., Huntington S.P., 1987, Understanding Political Development, Prospect Heigths, Waveland Press, p. 34.

[15] Foucher M., 1991, p. 45.

[16] Pour M. Foucher, les frontiĂšres ne sĂ©parent pas seulement des espaces, des Etats, mais aussi
 des « temps socio-culturels Â» radicalement distincts : Foucher M., 1991, p. 36.

[17] Prescott J.R.V., 1965, The Geography of Frontiers and Boundaries, Chicago, Aldine, p. 90 ; Voir Thongchai Winichakul, 1994, Siam Mapped, A History of the Geo-body of a nation, Chiang MaĂŻ, Silkworm Books, pp. 70, 76.

[18] Définition du Grand Robert.

[19] Schendel W. van, Abraham I., 2000, Beyond Borders : (Il)licit Flows of Objects, People, and Ideas, New York, Social Science Research Council, Discussion Paper, p. 7.

[20] Gay J.-C., 1995, Les discontinuités spatiales, Paris, Economica, p. 41.

[21] Taillard C., 1995, Le Laos, enclave ou carrefour, in Antheaume B., Bonnemaison J., Bruneau M., Taillard C., 1995, Asie du Sud-Est, Océanie, Géographie universelle, Paris, Reclus, p. 164.

[22] Chouvy P.-A., 2002, Les itinéraires majeurs du narcotrafic en Asie, in Foucher M. (Dir.), 2002, Asies nouvelles, Paris, Belin, pp. 172, 173.

[23] Lacoste Y., 1993, Dictionnaire de géopolitique, Paris, Flammarion, p. 3.

[24] Frémont A., 1976, La région, espace vécu, Paris, Flammarion, pp. 80-82.

[25] Hoerner J.-M., 1996, p. 189.

[26] Hoerner J.-M., 1996, p. 98.

[27] Foucher M., 1991, pp. 301-302.

[28] Chouvy P.-A., 2003, Les alĂ©as de la production d’opium et des pouvoirs en place en Afghanistan, des taliban au gouvernement, www.diploweb.com, mai 2003. Chouvy P.-A., The ironies of Afghan opium production, in Asia Times (www.atimes.com), 17 septembre 2003.

[29] Chouvy P.-A., 2001, L’importance du facteur politique dans le dĂ©veloppement du Triangle d’Or et du Croissant d’Or, CEMOTI, juillet – dĂ©cembre 2001, n° 32, pp. 69-86.

[30] Labrousse A., Koutouzis M., 1996, Géopolitique et géostratégie des drogues, Paris, Economica, p. 32.

[31] Veen, H.T. van der, 1999, The international drug complex, Amsterdam, CEDRO (Centre for Drug Research), http://www.frw.uva.nl/cedro/

[32] Veen, H.T. van der, 1999.

[33] Elbadawi I.A., 1999, Civil Wars and Poverty: the Role of External Interventions, Political Rights and Economic Growth, Conference on “Civil Conflicts, Crime and Violence”, World Bank,Washington, D.C., 22-23 February, 1999, 39 p., http://www.worldbank.org/research/conflict/index.htm.

[34] Notament : Paul Collier, Anke Hoeffler, Mans Söderbom, Indra de Soysa, James D. Fearon, David D. Laitin. Voir http://www.worldbank.org/research/conflict/index.htm.

[35] Collier P., 2000, Economic Causes of Civil Conflict and their Implications for Policy, Washington, Economics of Civil War, Crime, and Violence Research Project, Policy Research on the Causes and Consequences of Conflict in Developing Countries, World Bank, 23 p., http://www.worldbank.org/research/conflict/index.htm.

[36] Collier P., Hoeffler A., 2001, Greed and Grievance in Civil War, Washington, Economics of Civil War, Crime, and Violence Research Project, Policy Research on the Causes and Consequences of Conflict in Developing Countries, World Bank, 41 p., http://www.worldbank.org/research/conflict/index.htm.

[37] Collier P., 2000.

[38] Collier P., 2000.

[39] Il a ici Ă©tĂ© fait le choix de traduire greed par « lucre Â» et grievance par « grief Â». Les termes « aviditĂ© Â» et « cupiditĂ© Â» ont Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s mais n’ont pas Ă©tĂ© retenus pour avoir Ă©tĂ© jugĂ©s trop pĂ©joratifs et subjectifs. Le Grand Robert donne la dĂ©finition suivante, moderne et Ă©galement pĂ©jorative mais plus marquĂ©e par le caractĂšre illicite du profit, de « lucre Â» : Profit plus ou moins illicite dont on est avide.

[40] We find that greed considerably outperforms grievance : Collier P., Hoeffler A., 2001.

[41] M.Z. Ispahani (1989, p. 140) mentionne le cas de figure afghan tel que perçu par un acteur notoire de la guĂ©rilla moudjahidin, Gulbuddin Hekmatyar : “Mountains are our ‘forests’
 Just as the Americans could not compete with the Vietnamese in the jungle, the Russians will fail in the mountains”.

[42] Pearon J.D., Laitin D.D., 1999, Weak States, Rough Terrain, and Large-Scale Ethnic Violence Since 1945, Paper presented for delivery at the 1999 Annual Meetings of the American Political Science Association, 2-5 September 1999, Altanta, GA, and the Conference on The Economic of Political Violence, March 18-19, 2000, Center of International Studies, Princeton University 52 p.

[43] Les aides financiĂšres Ă©trangĂšres sont particuliĂšrement importantes dans le dĂ©clenchement des guĂ©rillas ou des guerres civiles, comme le rĂŽle des Etats-Unis, de l’Arabie saoudite et du Pakistan a pu le montrer lors du djihad afghan, ou encore lors du soutien chinois aux PC d’Asie du Sud-Est et en particulier Ă  celui de Birmanie. La cessation de ces aides et soutiens s’est Ă  chaque fois traduite par un recours Ă  l’économie de la drogue, tant en Afghanistan qu’en Birmanie.

[44] Collier P., 2000.

[45] Collier P., Hoeffler A., 2001.

[46] Bouthoul G., 1991 (1951), Traité de polémologie. Sociologie des guerres, Paris, Payot, p. 226.

[47] Rubin B.R., Ghani A., Maley W., Roy O., 2001, Afghanistan: Reconstruction and Peace-building in a Regional Framework, KOFF Peacebuilding Reports, Centre pour la promotion de la paix, Fondation suisse pour la Paix (FSP), 47 p.

[48] Collier P., Hoeffler A., Söderbom M., 1999, 1999, On the Duration of Civil War, Washington, Economics of Civil War, Crime, and Violence Research Project, Policy Research on the Causes and Consequences of Conflict in Developing Countries, World Bank, 21 p., http://www.worldbank.org/research/conflict/index.htm.

[49] Rubin B.R., 1995, The Fragmentation of Afghanistan: State Formation and Collapse in the International System, New Haven / London, Yale University Press, pp. 226, 230, 247.

About the author

Pierre-Arnaud Chouvy

ENGLISH
Dr. Pierre-Arnaud Chouvy holds a Ph.D. in Geography from the Sorbonne University (Paris) and an HDR (Habilitation Ă  diriger des recherches or "accreditation to supervise research"). He is a CNRS Research Fellow attached to the PRODIG research team (UMR 8586).

FRANCAIS
Pierre-Arnaud Chouvy est docteur en géographie, habilité à diriger des recherches (HDR), et chargé de recherche au CNRS. Il est membre de l'équipe PRODIG (UMR 8586).

www.chouvy-geography.com