Drogue et aliment : des différences substantielles et même essentielles
Politiques des drogues
Numéro 9 (juillet 2025) (PDF)
pp. 28-44
(44 800 signes)
Notes et bibliographie en fin de document.
Pierre-Arnaud Chouvy
Chargé de recherche au CNRS (Prodig)
CNRS Research Fellow (Prodig)
Introduction
Bien qu’il soit souvent fait mention de certains aliments en tant que drogues (Robinson, 2022), et même de façon paradoxale[1] de « vraies drogues », il semble que drogues et aliments, ainsi que les plantes qui les produisent, ont toujours et partout été distingués. Les substances psychotropes, ou drogues (désigne aussi, par métonymie, les plantes et produits contenant des drogues), ne sont après tout jamais des substances nutritives (Chouvy, 2023). Mais même les plantes à drogue qui ont des vertus nutritives, parfois importantes (cannabis, cacaoyer, cocaïer, notamment), semblent avoir échappé à leur intégration dans l’alimentation humaine ou en tout cas ont vu leurs utilisations alimentaires disparaître (cannabis) ou considérablement réduites (cacaoyer).
Pourtant, la consommation de drogues est peut-être un invariant anthropologique majeur, faisant des drogues des produits nécessaires de facto bien que non essentiels biologiquement. En effet, les drogues, en tant que métabolites secondaires (à l’exception notable de l’éthanol), sont dépourvues de valeur nutritive et ne sont donc pas essentielles biologiquement (l’éthanol n’a pas non plus de valeur nutritive, seulement énergétique). Ainsi, les drogues, en tant que métabolites secondaires, ne sont indispensables ni à la croissance ou à la conservation des organismes qui les produisent, ni à celles des organismes qui les consomment (Chouvy, 2023). Et pourtant « la drogue colle à l’homme comme la peau à sa chair », ainsi que l’a formulé de façon aussi séduisante qu’inexacte le pharmacognosiste Jean-Marie Pelt (Pelt, 1983 : 14) : c’est clairement l’homme qui colle à la drogue dès lors que c’est bien sûr lui qui va vers elle et non l’inverse.
Dans son ouvrage Phantastica, Louis Lewin (1924/1998 : 1) remarque en effet que « [d]ès le début de notre connaissance de l’homme, nous le voyons consommer des substances sans valeur nutritive, mais prises dans le seul but de produire pendant un certain temps un sentiment de satisfaction, d’aisance et de confort ». De fait, si les humains sont la seule espèce animale à produire leur nourriture, grâce à l’agriculture, et à transformer leurs aliments[2] en les cuisant et en les cuisinant[3], ils sont aussi à priori les seuls à consommer de façon volontaire et pour les effets qu’elles produisent des drogues, notamment à travers les plantes qui les contiennent. En effet, les rares animaux (hors humains) chez lesquels on a pu identifier des consommations de substances psychotropes « enivrantes »[4] le font semble-t-il, en tout cas en l’état actuel des connaissances, par automédication (pelletiérine du grenadier comme vermifuge, nicotine du tabac comme antibactérien, etc.).
De fait, le cas humain « n’est pas isolé dans la faune et d’autres espèces présentent ce comportement de consommation de produits non nutritifs » (Javelot, 2020 : 135). Mais aucune consommation visant expressément à modifier le fonctionnement du système nerveux (affectant la perception, la cognition et le comportement) n’a jamais pu être démontrée en dehors de l’espèce humaine même si le doute subsiste à propos d’autres espèces. Ainsi, l’ébriété des éléphants africains se nourrissant de fruits du prunier d’Afrique (Sclerocarya birrea) a longtemps été tenue pour acquise, avant d’être niée pour des raisons métaboliques (Morris et al., 2006) qui ont-elles-même récemment été remises en cause par la génétique et pour cause de biais d’anthropomorphisme (Janiak et al., 2020), rien ne permettant finalement d’affirmer ou d’infirmer avec certitude que les éléphants en question s’enivrent, volontairement ou pas.
Alors que la cuisson a permis la transformation par les humains de certains produits en leur faisant « perdre leur naturalité » (Magimel, 2022 : 54), l’agriculture, elle, a contribué à une utile sinon nécessaire « détoxication du monde », (Corinne Boujot citée par Pierre Lieutaghi, 2004 : 398). En effet, l’alimentation a longtemps été, et est même toujours, intimement dépendante de l’identification des poisons[5] et des toxines dont l’existence parmi les règnes végétal, animal et même minéral ont été délétères avant d’être, éventuellement, utiles (chasse, pêche, guerre, meurtre, suicide, soins thérapeutiques, rituels magicoreligieux). Toute cueillette, peut-on supposer, « tenait du pari périlleux » et l’on peut donc considérer « cette mise à distance de ce qui relève de l’imprévisible, allié à la nature foncièrement ambiguë du végétal » comme un « acquis de civilisation » (Lieutaghi, 2004 : 397).
Si l’alimentation humaine a longtemps impliqué l’ingestion de drogues ou de poisons (hors usages pour raisons autres qu’alimentaires), c’est davantage par méconnaissance ou par erreur que par choix : que l’on pense à l’ivraie, à l’ergot de seigle, au blé carié, ou encore aux réactions idiosyncrasiques relatives à la consommation de champignons habituellement comestibles (chanterelles par exemple) (Heim, 1978 : 147-148). Erreurs et méconnaissance ont d’ailleurs longtemps orienté les choix alimentaires. En effet, en Europe[6], entre le Moyen Age et le XVIIe siècle, « la séparation entre les vénéneux et les comestibles s’appuyait, comme dans l’Antiquité, sur des notions essentiellement subjectives et même plus proches de la sorcellerie que de la science, en tout cas purement gratuites, liées à des croyances qui faisaient fi, dans la retenue d’éléments d’observation, du fait de hasard » (Heim, 1978 : 18).
Cet article montre que, partout et toujours, drogues et même plantes à drogues ont été distinguées des aliments, ceci, pourtant, alors que nombre de plantes à drogues possèdent d’importantes qualités nutritionnelles. Mais les substances psychotropes, elles, n’ont aucune valeur nutritionnelle, l’alcool éthylique ou éthanol des boissons alcoolisées (appelées alcools par métonymie) y compris, malgré ses sept calories par gramme (calories vides ou creuses qui n’ont de valeur qu’énergétique et non pas nutritive). De fait, malgré l’immense diversité géographique et historique des régimes et des pratiques alimentaires, allant du végétarianisme strict (alimentation non violente (ahimsa) des jaïns en Inde et dans une moindre mesure des hindous) aux régimes presque exclusivement carnés (cas extrême, malgré leur consommation d’algues marines et baies, des Inuit des régions arctiques), en passant par les régimes à teneurs élevées en céréales (jusqu’à 80%) et donc en glucides, l’alimentation humaine a ceci en commun, historiquement et spatialement, qu’elle n’inclut ni drogue ni plante à drogues, les plantes alimentaires et les plantes à drogue étant toujours consommées dans des contextes, à des moments, et selon des rituels bien distincts. A l’exception notable de la consommation d’alcool (vin et bière surtout) lors des repas mais l’alcool éthylique est aussi la seule drogue à ne pas être produite à partir de plantes à drogues et à être un métabolite primaire : à la différence des autres substances psychotropes produites par des champignons (la psilocybine des psilocybes par exemple), qui sont toutes des métabolites secondaires, l’éthanol est un métabolite primaire parce qu’il est un produit direct du métabolisme énergétique central (fermentation) des levures (champignons unicellulaires) dont il permet la croissance et la survie en conditions anaérobies.
Aliment, médicament, poison : un continuum sans drogue
Historiquement, la distinction entre aliment et drogue a été beaucoup moins souvent évoquée que celle entre aliment, médicament et poison. Comme nous l’avons noté, il a en effet toujours été primordial de se nourrir et de se soigner sans s’empoisonner. Les drogues, eu égard à leur manque de caractère vital, bien que Rudgley (1993) les qualifie, sans justification aucune, de « substances essentielles », et que McKenna (1992), lui, y réfère en tant que « nourriture des dieux », n’ont vraisemblablement jamais eu la même importance que les aliments, et ce même dans les « sociétés où les psychotropes sont des opérateurs essentiels », dès lors que « leur nature même reste secondaire » puisque l’on peut y « avoir recours à des substituts » (Perrin, 1991 : 92). Ni l’aliment ni le poison ne peuvent en effet être remplacés par des substituts génériques (un aliment spécifique peut en remplacer un autre mais rien ne peut remplacer l’aliment générique), qui plus est des placebos, alors que les drogues, elles, peuvent l’être, comme dans le cas probablement généralisable du remplacement temporaire (période de prohibition) du peyotl des Huichols par un haricot non psychotrope (Perrin, 1991 : 89-90).
Mais la distinction entre remède et poison n’a pas toujours existé, ni partout. C’est ce qu’enseignait le médecin et alchimiste taoïste chinois Sun Simiao (581-682), à savoir que tout, absolument tout ce qui est matériel, peut avoir une vertu curative mais qu’il n’existe pas de poison absolu (Yan Liu, 2021). De fait, en Chine, le concept de poison absolu, le fait de ne considérer une substance que comme un poison, n’a jamais eu cours, alors qu’en Europe, où le concept grec de pharmakon désignait pourtant à la fois le remède et le poison, des substances hautement toxiques de la pharmacopée grecque ont progressivement été sorties, à partir du premier siècle, du continuum du pharmakon pour finir par être considérées comme des poisons absolus sans valeur médicinale (Yan Liu, 2021), comme l’ont d’ailleurs été certaines drogues à partir du début du XXe siècle (cannabis notamment).
Cette dichotomie européenne remède-poison culmine au XVe siècle lorsque les médecins conceptualisent les poisons en tant que substances ontologiquement distinctes des médicaments, en passant du concept d’empoisonnement rendu possible par n’importe quelle substance à celui de poison absolu (Yan Liu, 2021 ; Gibbs, 2019). C’est en s’opposant à cette vision binaire des choses et en remettant en question la médecine médiévale que Paracelse expliquera au XVIe siècle que : « Tout est poison, rien n’est poison : c’est la dose qui fait le poison ». Le médecin suisse, en expliquant que chaque substance, selon la dose considérée, pouvait être soit curative, soit toxique, renouait ainsi avec le continuum du pharmakon.
Mais la science moderne a fini par remettre en question, au moins en partie, ce paradigme majeur de la toxicologie hérité de Paracelse (« la dose fait le poison ») qui veut que la dose soit systématiquement « un prédicateur important de l’effet ». En effet, selon le principe de dose-réponse non monotone[7], « l’effet maximal n’est pas nécessairement obtenu avec les doses les plus fortes », et la dose ne fait plus systématiquement le poison (Gillot, 2017 : 26), comme pour l’éthanol, cancérigène même à petites doses, et pour la cocaïne dont la dose toxique extrêmement variable selon les individus. Qui plus est, ainsi que le fait remarquer Corinne Boujot (2004 : 390), « la « toxicité » n’est jamais laissée à l’état de fait naturel brut », elle passe toujours par le « filtre d’appareillages conceptuels, culturels » qui font qu’il n’y « donc pas que « la dose qui [fasse] le poison ».
Le continuum du pharmakon n’en reste pas moins globalement pertinent, ainsi que l’a notamment largement montré l’ethnobotanique à propos du continuum alimentation-médecine (Leonti, 2012 ; Yan Liu, 2021), selon lequel un aliment, défini, rappelons-le, comme une substance fournissant aux êtres vivants les éléments nécessaires à leur croissance ou à leur conservation (besoins physiologiques ou primaires assurés par des substances nutritives), peut avoir des vertus thérapeutiques à certaines doses ou selon certaines fréquences et durées de consommation et être donc être consommé en guise de médicament (substance ou composition présentées « comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines ou animales », selon l’article L5111-1 du Code de la santé publique français). Mais un aliment peut bien sûr aussi devenir délétère et être qualifié de poison à des doses très élevées, selon les variétés végétales considérées (choix de variétés d’aubergines et de pommes de terre pauvres en solanine par exemple) ou lorsque les modes de consommation sont inadaptés (substances cyanogènes des noyaux des abricots, amandes ou encore pêches, acide oxalique de la rhubarbe et de l’oseille, et bien sûr la myristicine de la muscade[8]). On comprend aisément qu’il est possible de s’empoisonner avec des aliments bien qu’ils ne soient pas intrinsèquement des poisons.
Mais, si l’on envisage volontiers qu’un médicament puisse être qualifié de poison à certaines doses, et vice-versa, on comprend tout aussi facilement que rares sont les médicaments, et plus encore les poisons, à avoir des vertus nutritives : les substances actives (ces substances présentes dans les médicaments qui leur confèrent leurs propriétés thérapeutiques ou préventives), et notamment les alcaloïdes, ne sont en effet jamais des substances nutritives, c’est-à-dire des nutriments fonctionnels, bâtisseurs, ou énergétiques (protéines, glucides, acides aminés, etc.).
De fait, aucune drogue, au sens biochimique de substance psychotrope, n’est un aliment, et vice-versa : aucune substance psychotrope (même non enivrante) n’est une substance nutritive. S’il n’y a pas de poison absolu, notamment du fait du continuum poison-remède, il y a bien des drogues absolues, une drogue définie (par intension) biochimiquement en tant que substance psychotrope étant une drogue quels que soient les types d’effets psychotropes concernés et les doses considérées (Chouvy, 2023). Ce n’est en tout cas clairement pas la dose qui fait la drogue, mais la nature intrinsèque de la substance. Certaines drogues peuvent toutefois bien sûr être des médicaments et utilisées (cannabis pendant le XXe siècle, diacétylmorphine dans certains pays, etc.) comme telles. Certains (barbituriques, kétamine, morphine, etc.) sont en effet des drogues et vice versa. Mais, comme déjà évoqué, une drogue, un médicament, ou bien sûr un aliment, peuvent aussi bien sûr être qualifiés de poisons en fonction des doses consommées et donc des doses toxiques[9] (Chouvy, 2023).
Qui plus est, ainsi que l’anthropologie nous le rappelle, et bien que, « dans de nombreux cas, les utilisations médicinales et alimentaires des ressources naturelles sont tellement liées qu’il est difficile de déterminer quand une utilisation prend fin et quand l’autre commence » (de Medeiros, 2021 : 17), les catégories « nourriture », « boisson » et « drogue » sont toujours issues d’une « répartition plutôt arbitraire des différentes substances consommables… dans des champs analytiques distincts » (Hugh-Jones, 2007 : 48). Ce qui sera considéré comme nourriture ou boisson dans certaines cultures et selon certaines ontologies, ne le sera donc pas forcément ailleurs ou à une époque différente. De fait, si les aliments ne sont pas tous considérés comme consommables dans toutes les cultures, en fonction des goûts (dégoûts), des superstitions, des religions, il en va de même des drogues dont certaines sont autorisées ou interdites, sacrées ou profanes, et même considérées comme telles (drogues au sens lexicographique de stupéfiant) ou pas. C’est le cas de l’alcool, rarement considéré, encore maintenant, notamment en France, comme drogue ou à tout le moins distingué des autres drogues dites illégales que sont l’héroïne, la cocaïne, ou même le cannabis[10] : en France, on confond ainsi allègrement drogues et stupéfiants, y compris dans les discours officiels (Chouvy, 2025).
Certes, drogue et aliment ne peuvent notamment pas être distingués au vu de leurs modes de consommation ou selon qu’ils sont utilisés ou consommés par plaisir. Drogue et aliment, qu’ils soient sous forme solide ou liquide, peuvent être mangés et bus. Mais la digestion est la condition sine qua non de l’alimentation. Cependant, seules les drogues, en tout cas certaines d’entre elles, peuvent être non seulement digérées mais aussi inhalées, fumées ou encore injectées : on ne peut bien sûr pas s’alimenter par inhalation, même si on peut désormais être alimenté entièrement par voie parentérale. Enfin, alors que les drogues ne sont pas nécessaires aux humains d’un point de vue métabolique, les aliments, eux, le sont clairement. C’est peut-être ce que Antonio Escohotado (1999 : 1) a décelé, sans toutefois distinguer drogue et aliment, lorsqu’il a écrit qu’une drogue était « une substance qui, au lieu d’être « dominée » par l’organisme (et assimilée dans l’alimentation), est au contraire capable de le « dominer » en provoquant – à des doses ridiculement faibles par rapport à celles d’autres aliments [déficit problématique de distinction entre drogue et aliment ici mais aussi erreur quant à l’importance des doses] – de grands changements : organiques, ou d’humeur, ou les deux ».
L’autre distinction fréquemment opérée entre drogue et aliment tend à opposer substances consommées par plaisir et substances consommées par nécessité alimentaire (Schivelbusch, 1993). Mais une telle distinction est erronée puisque si la nécessité biologique est un critère définitoire exclusif (nécessité des aliments mais pas des drogues), le plaisir, lui, est clairement un critère normatif. Schivelbusch (1993) compare ainsi deux choses qui ne peuvent pas l’être : le plaisir est subjectif (critère normatif) et n’est pas la seule raison pour laquelle une drogue est consommée (on pense à la curiosité, la « spiritualité », l’utilité thérapeutique, etc.), alors que la nutrition est objective (critère descriptif), qu’elle est fonction des nutriments consommés, qu’elle peut être mesurée précisément, qu’elle est essentielle, vitale. N’associer les drogues qu’aux usages hédonistes revient, de façon très européanocentrée, à ignorer la grande majorité des usages rituels ou religieux qui ont caractérisé une multitude des sociétés dites traditionnelles et notamment chamaniques au cours de l’histoire (antiquité européenne notamment). Qui plus est, l’alimentation est bien sûr partout et toujours, en tout cas dans la mesure du possible, elle aussi une source de plaisir, même relatif.
De l’absence historique et géographique des drogues parmi les aliments
Même si certaines plantes à drogues ou leurs produits dérivés ont des qualités nutritionnelles, parfois importantes, il n’en existe pourtant pas, à priori, qui soient consommées pour cette seule ou même principale raison, où que ce soit. Ainsi, le cannabis, le cocaïer et le pavot à opium, trois plantes à drogues (souvent qualifiées de drogue par métonymie) sont parmi celles qui possèdent le plus de nutriments (dont, pour l’une et/ou l’autre : protéines, glucides, lipides, vitamines, minéraux, calcium, potassium, etc.). Mais aucune n’a à priori jamais été consommée, où que ce soit, sous forme spécifiquement alimentaire (ni comme fruit, ni comme légume, ni même peut-être comme condiment) pour assimilation de leurs nutriments fonctionnels, bâtisseurs, ou énergétiques. De fait, la présence d’alcaloïdes dans certaines plantes riches en nutriments peut rendre celles-ci impropres à la consommation en raison de leur toxicité, de leur goût amer ou de leurs effets pharmacologiques. Aucune de ces raisons n’expliquent toutefois que les graines de cannabis et de pavot, qui sont riches en nutriments et exemptes d’alcaloïdes, n’aient pas davantage été consommées. S’il en va différemment des feuilles de coca qui, elles, sont amères, celles-ci n’ont jamais non plus été consommées en tant qu’aliments avant, semble-t-il, la consommation aux XXe siècle d’une poudre qualifiée de farine de coca (harina de coca).
Le principal usage traditionnel de la coca[11], originaire des contreforts orientaux des Andes, de la Colombie à la Bolivie actuelles, est au contraire celui de coupe-faim (comme les amphétamines) et de remède contre le mal aigu des montagnes (TNI, 2009 : 4), caractéristiques dont les preuves scientifiques toutefois font défaut (Levrat, 2023) et dont les mécanismes biologiques sont en tout cas peu ou mal compris (Stolberg, 2011 : 127-128 ; Aguinaga et al., 2019). La coca, initialement consommée par les Aymaras qui lui dont donné son nom (kkokka) est toutefois aussi fréquemment mastiquée à la fin des repas pour ses vertus digestives (TNI, 2009 : 4). La coca a également de nombreux usages thérapeutiques et sa place dans les pharmacopées andines a été importante pendant des milliers d’années, notamment pour lutter contre les douleurs d’estomac, les spasmes intestinaux, les nausées, l’indigestion, la constipation et la diarrhée (Biondich, Joslin, 2016). Enfin, elle était peut-être aussi utilisée (tupa coca ou Erythroxylum novogranatense, la plus savoureuse des coca) en tant qu’aromate dans la cuisine précolombienne, ce qui en ferait une exception (avec celle des feuilles de Cannabis en Thaïlande) (Rostworowski de Diez Canseco, 1988 ; Bradley, 2019).
Le fait que la mastication de la feuille de coca se fasse avec l’adjonction de chaux ou de cendre destinées à favoriser l’absorption buccale de l’alcaloïde qu’est la cocaïne montre bien que ce sont les effets (aussi limités soient-ils, compte tenu des très faibles quantités de cocaïne contenus dans les feuilles) de l’alcaloïde qui sont recherchés (ce qui n’enlève certes rien aux qualités nutritionnelles de la coca, même si les feuilles ne sont pas consommées dans un but alimentaire), d’autant que les faibles quantités qui peuvent être mastiquées quotidiennement (grand maximum de 45 grammes) et le coût de la coca en dehors des zones de production ne permettent pas d’apport nutritionnel conséquent (TNI, 2009 : 5). Bien que la plante de coca elle-même ait été un élément central de la culture andine pendant des millénaires – mâchée, brassée et offerte rituellement – la transformation de ses feuilles en une fine poudre ressemblant à de la farine (harina de coca) est en grande partie une innovation moderne, apparue dans les années 1990 et progressivement utilisée dans diverses préparations culinaires, notamment en lieu et place de farines de céréales.[12] Sans qualifier la coca de drogue, concept étranger notamment aux cultures autochtones d’Amérique du Sud[13], Stephen Hugh-Jones (1995) montre en tout cas que ni la coca, ni le tabac, ni l’hallucinogène yagé, ni les boissons alcoolisées à base de manioc, ne sont considérés comme des aliments ou consommés avec un aliment par les Barasana de Colombie qui distinguent ces deux catégories de produits de consommation (à la différence donc de la consommation d’alcool lors des repas par les Européens).
Quant au pavot à opium, originaire d’Europe méditerranéenne mais répandu en Asie peut-être depuis les Sumériens (Chouvy, 2001 ; Salavert, 2010), seules ses graines oléagineuses sont consommées dans un contexte alimentaire, le reste de la plante n’ayant aucun intérêt gustatif ou nutritionnel et étant même toxique. Elles sont une source importante de calories (525 pour 100 grammes), de vitamines, de minéraux, d’acides gras insaturés, de glucides et de protéines. Elles sont ainsi consommées sous diverses formes (graines entières, pâte, huile) et dans de nombreuses préparations culinaires, pour la couleur, la texture ou le goût qu’elles donnent, tant en Europe centrale et orientale (de l’Allemagne à la Lithuanie, à l’Ukraine et la Turquie) qu’en Asie du Sud (Inde) et extrême-orientale (Chine). Les graines de pavot sont consommées pour leur goût et leurs qualités nutritionnelles mais aussi parce qu’elles ne contiennent pas d’opiacés (ni morphine, ni codéine). En effet, si leur consommation peut donner lieu à ingestion de l’un ou l’autre de ces deux principaux alcaloïdes du pavot, c’est uniquement par contamination des graines par l’opium contenu dans les capsules de pavot. Ainsi, consommer des bagels saupoudrés de graines de pavot, des currys indiens ou des soupes chinoises agrémentés de graines de pavot, peut certes mener à des tests sanguins ou urinaires positifs à la morphine ou à la codéine. De ce fait, des restrictions légales totales ou partielles visent la consommation de graines de pavot à Singapour, à Taiwan, en Chine ou encore en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, et certaines autorités sportives nationales (Etats-Unis notamment) déconseillent à leurs athlètes de consommer des aliments contenant des graines de pavot avant une compétition[14].
Quant au thé et au café, consommés en Occident et ailleurs pour la caféine qu’ils contiennent (la caféine est probablement la drogue la plus consommée au monde : Nehli, 1999), mais aussi par plaisir gustatif et rituel social (ce qui n’est pas sans rappeler les usages traditionnels de la coca), ils ne sont pas non plus consommés pour les nutriments essentiels qu’ils contiennent. Si les deux boissons sont principalement consommées pour leurs effets stimulants, il n’en est pas de même du cacao (produit fabriqué à partir des fèves du cacaoyer) ou du chocolat (mélange de pâte de cacao, de beurre de cacao et, quasi systématiquement, de sucre) qui sont eux très majoritairement consommés pour le plaisir gustatif qu’ils procurent (les Aztèques utilisaient ainsi le cacao comme une épice dans diverses préparations culinaires) bien qu’ils aient des propriétés stimulantes[15] et améliorent certaines capacités cognitives. Précisons que tant le chocolat que le café et le thé peuvent générer une appétence plus ou moins importante et parfois faire l’objet d’addictions et même provoquer un syndrome de sevrage (Baggott et al., 2013 ; Boolani et al., 2017 ; Cova et al., 2019). Il convient aussi de préciser que si le cacao, par exemple, est parfois présenté comme un « super-aliment », aucune définition scientifique (terminologique par exemple) de ce que serait un super-aliment n’existe et que l’expression relève davantage du marketing alimentaire que d’une quelconque réalité nutritionnelle. L’Union européenne interdit d’ailleurs toute mention commerciale de super-aliment depuis 2007.
Paradoxalement, bien qu’elles aient été consommées alimentairement au moins dès le néolithique à travers l’Eurasie, depuis la mer Noire jusqu’au Japon (Clarke, Merlin, 2013 : 200-209), les graines de Cannabis (en fait des achènes ou fruits) n’ont pas non plus été intégrées à la hauteur de leur valeur nutritionnelle dans les cuisines « traditionnelles » d’Europe ou d’Asie, qu’il s’agisse de graines grillées, d’huile ou de farine produites à partir des graines, et ce malgré leurs 20 à 25% de protéines globulaires facilement assimilables (Clarke, Merlin, 2013 : 200 ; Farinon et al., 2020) et le fait qu’elles ne soient pas psychotropes[16]. Certes, les graines de Cannabis grillées ou cuites au four sont toujours consommées en Turquie, en Iran, au Pakistan, ou en Chine. Les Tibétains, quant à eux, intègrent régulièrement des graines de Cannabis séchées et broyées dans leur thé au beurre.
Enfin, dans les montagnes du sud-ouest de la Chine, un porridge à base de graines de Cannabis est encore aujourd’hui fréquemment apprécié (Clarke, Merlin, 2013 : 200). Plusieurs sources relatives à l’histoire de l’alimentation en Chine mentionnent le fait que l’on y consommait couramment un gruau à base de graines de Cannabis jusqu’à la fin du Ve siècle environ, le Cannabis ayant progressivement perdu sa place de choix en tant que culture vivrière à partir du premier ou du deuxième siècle avant notre ère, suite à l’introduction de nouvelles productions céréalières. Mais pendant des siècles, voire des millénaires, le Cannabis y a clairement été un composant indispensable du gruau qui permettait aux plus pauvres de survivre. L’extraction d’huile à partir de graines de Cannabis est quant à elle probable mais non démontrée avant le Xe siècle en Chine et elle y a décliné à partir du XVIIe siècle, l’huile de sésame lui étant depuis préférée (Clarke, Merlin, 2013 : 203-204). Dans le sous-continent indien aussi, les graines de Cannabis ont longtemps été consommées et le sont toujours, sous forme de gruau, de graines grillées, parfois d’huile, principalement par les plus pauvres (surtout dans les Himalayas).
En Europe aussi, bien que servant à la préparation de certains plats traditionnels, les graines de Cannabis semblent avoir été consommées principalement par les masses rurales pauvres (Pologne, Ukraine, Russie, pays baltes, Finlande…) lorsque les céréales ou les matières grasses d’origine animale (parfois objet d’interdits religieux) faisaient complètement ou partiellement défaut (Clarke, Merlin, 2013 : 206-207). Si aucune source ne mentionne l’utilisation alimentaire de graines de Cannabis dans la Rome antique, nombreuses sont celles qui témoignent de l’usage ancien d’huile de graines de Cannabis en Europe occidentale, y compris en Angleterre, mais, là aussi, les graines de Cannabis ont progressivement et presque complètement été remplacées par les céréales et d’autres plantes oléicoles.
De fait, rares sont les mentions d’utilisation alimentaire ou culinaire du Cannabis dans la littérature, hormis celle de préparations culinaires destinées explicitement à l’auto-intoxication et non à l’alimentation au sens strict du terme : bhang (boisson à base de Cannabis et d’eau ou de lait) et majoun (confiserie) en Inde puis au Maroc, dawamesk (sorte de confiture au Cannabis) du Machrek et du Maghreb (Guba, 2020), comestibles modernes riches en THC (edibles). Incorporer des substances psychotropes à des aliments n’en fait bien sûr pas des aliments.
Si l’utilisation de certaines parties de la plante Cannabis en tant qu’aliment, c’est-à-dire en tant que source nutritionnelle (et non en tant qu’aromate par exemple), est redevenue d’actualité ces dernières années ou même décennies, la méta-analyse de la littérature scientifique consacrée au Cannabis et à ses multiples usages conduite dans le cadre du projet Cannuse (649 publications retenues) indique, certes avec des biais importants (confusion entre aliment et drogue notamment : le Cannabis du bhang étant qualifié d’aliment), que l’immense majorité des usages alimentaires concerne les graines de Cannabis (62 publications, en grande majorité relatives au sous-continent indien avec quelques-unes en Chine, en Asie du Sud-Est, et en Europe centrale ou orientale) alors que les feuilles le sont beaucoup moins et de façon peu pertinente (20 publications, toutes relatives au sous-continent indien mais rien sur les utilisations traditionnelles en Thaïlande où les feuilles de Cannabis peuvent être incorporées dans certaines préparations culinaires[17]), et que les inflorescences ne le sont pas (deux mentions seulement, en Inde, mais non pertinentes) (Balant et al., 2021).
Il en est de même pour les boissons alcoolisées, et notamment le vin, dont les bénéfices supposés (réduction du risque de maladie coronaire non prouvée : biais de sélection systématique), notamment nutritionnels, sont largement inférieurs aux risques et qui, hors valeur calorique, n’ont rien à voir avec la présence d’éthanol (Zhao et al., 2017 ; Burton, Sheron, 2018). En réalité, le vin serait bénéfique pour la santé si les polyphénols qu’il contient (que l’on trouve ailleurs, dans les fruits, les légumes, le thé, etc.) n’étaient pas associés à la présence d’éthanol. Ainsi, la place réputée prise par le vin dans le régime méditerranéen, notamment à l’époque romaine, vient en partie du fait que le vin était plus hygiénique que l’eau (sujette à Rome comme ailleurs à une pollution microbienne, faiblement limitée par la capacité antimicrobienne de l’éthanol du vin qui pouvait y être ajouté mais aussi par celle des polyphénols du vin, notamment ceux issus des additifs de l’époque : résines végétales, poivre, câpres, etc.) et que le litre (faible titrage, de 4 ou 5°) qui en était consommé par personne et par jour apportait alors jusqu’à un quart des apports caloriques quotidiens (Sherratt, 2007 : 18 ; Santoro et al., 2020).
Avant l’introduction de la pomme de terre américaine, en Europe centrale et septentrionale, la bière, consommée dès le petit déjeuner sous forme de soupe de bière, constituait souvent la deuxième source de calories après le pain (Schivelbusch, 1992 : 22). La bière est ainsi probablement la drogue qui a été la plus proche d’un aliment, voire qui a constitué un aliment à part entière, sa production à partir de céréales lui conférant une richesse calorique et nutritionnelle importante (glucides, sels minéraux, protides, et vitamines et oligoéléments en faible quantité) et lui ayant valu l’appellation de « pain liquide » (sikaru en akkadien) en Basse Mésopotamie (Sumer) où les galettes à base d’épeautre et d’orge trempées dans de l’eau étaient à la base de l’alimentation. Changement d’époque oblige, c’est l’éthanol et les polyphénols du vin et de la bière qui faisaient alors clairement le double intérêt (calorique et faiblement antimicrobien) de ces boissons alors que c’est ce même éthanol qui en fait un breuvage nocif pour la santé, le ratio risques-bénéfices, bien sûr inconnu à l’époque, ayant évolué avec les changements liés à l’alimentation (plus riche et plus variée), avec la grande disponibilité de l’eau potable, et enfin avec la connaissance des dangers associés à la consommation d’éthanol.
Quoi qu’il en soit, même l’alcool, pourtant la drogue enivrante légale la plus acceptée et intégrée socialement à l’échelle mondiale, n’est pas utilisé pour ses qualités psychotropes dans quelque cuisine que ce soit, l’alimentation restant intrinsèquement distincte de l’intoxication, détoxication alimentaire oblige. L’alcool est utilisé en cuisine pour ses qualités gustatives (vin, cognac, rhum, bière…) en quantités à priori trop limitées pour produire quelque effet que ce soit, l’éthanol qu’il contient étant en partie (et seulement en partie) évaporé lors de la cuisson. Ce n’est donc pas l’ivresse de l’alcool qui est recherchée lors de son incorporation dans telle ou telle recette, d’autant que les boissons alcoolisées peuvent être consommées en larges quantités en accompagnement des repas. A propos d’ivresse, il s’est d’ailleurs même longtemps agi de « séparer le bon grain de l’ivraie », cette graminée provoquant une sorte d’ivresse lorsqu’elle était mêlée au blé lors des récoltes, ainsi que le rappelle l’étymologie, ivresse et ivraie (ebriaca herba en latin vulgaire, du genre lollium) étant cognats. On sait désormais que l’ivraie ne méritait pas son nom, l’ivresse qu’elle causait étant le fait de l’alcaloïde (témuline) d’un champignon (Neotyphodium coenophialum) infectant ses graines.
De façon encore plus significative, il convenait d’éviter de semer la zizanie, ou de semer troubles et division, du nom donné à l’ivraie dans le chapitre 13 de l’évangile de Matthieu en grec (zizanion), même s’il s’agit d’un autre genre botanique (zizania). Il n’est d’ailleurs pas que le blé dont la consommation pouvait causer indirectement des effets psychotropes, le seigle ayant en effet longtemps été contaminé par un champignon, l’ergot du seigle (Claviceps purpurea) dont un alcaloïde (ergotamine, précurseur de l’acide lysergique) provoquait fréquemment, avant qu’on n’identifie la cause du mal (seigle ergoté incriminé dès 1630 en France mais ergotisme dénoncé et démontré seulement en 1775), des effets hallucinogènes similaires à ceux du LSD (qui en est issu) et des nécroses et gangrènes sèches des membres (maladie nommée ergotisme, « feu de Saint Antoine », « peste de feu », « feu d’enfer », etc.), ainsi que des avortements (Aillaud, 1988 ; Lemordant, 1988).
Conclusion
En fin de compte, les seules drogues ou plantes à drogues à être utilisées culinairement le sont pour leurs qualités gustatives et non psychotropes : outre l’alcool, il en est ainsi du cacao (les exemples abondent bien sûr en pâtisserie) et, dans une moindre mesure, du café (tiramisu) et du thé (glaces et gâteaux japonais). En dépit de la grande variété des cultures gastronomiques mondiales, d’une part, et des insuffisances alimentaires, d’autre part, aucune drogue ou plante à drogues n’a été consommée pour ses vertus nutritionnelles (protéines, lipides, vitamines, etc.) : les drogues sont seulement consommées pour leurs effets psychotropes et dans quelques cas pour leurs qualités gustatives. Même les plantes à drogue les mieux intégrées dans les pratiques alimentaires, qu’il s’agisse de l’usage des graines de Cannabis ou de la pâte de cacao (notamment comme boisson cléricale lors du jeûne catholique des XVII et XVIIIe siècles) ont vu leur emploi remplacé par des plantes non psychotropes (céréales et plantes oléicoles) ou leur emploi largement confiné à des consommations restreintes (consommation aristocratique de chocolat conspuée puis chocolat du petit déjeuner principalement consommé par des enfants) (Schivelbusch, 1992 : 87-93).
Puisqu’il arrive que la nourriture soit qualifiée de drogue et même de « vraie drogue », il convient de distinguer les addictions, ces pathologies cérébrales définies par une dépendance, selon qu’elles sont liées à la consommation d’une substance active et notamment psychotrope ou à une activité ou une pratique (sexe, jeu, travail, sport, etc.) (Chatelain et al., 2016). De façon compréhensible, les addictions à la nourriture, ou à certains aliments ou catégories d’aliments, notamment sucrés ou ultra-transformés, brouillent les frontières entre les addictions à des substances addictives et à des comportements, les aliments pouvant aisément être assimilés à des drogues (Robinson, 2022). Mais les aliments, à la différence des drogues, ne génèrent pas des addictions sur la base de leur composition : c’est la recherche et l’anticipation du plaisir provoqué par certains aliments qui peuvent générer des addictions, pas l’interaction des substances (non psychotropes) des aliments avec les systèmes dopaminergique, cannabinoïde ou sérotoninergique.
On sait que les addictions sont déterminées par les relations qui existent entre un individu, un produit ou une pratique, et un environnement. On sait aussi que la vulnérabilité aux addictions varie notamment selon les perturbations des systèmes dopaminergique (impliqués dans le circuit de la récompense), cannabinoïde (homéostasie cellulaire) ou sérotoninergique (humeur). S’il n’est point besoin de consommer une drogue (substance psychotrope), ou quelque substance que ce soit d’ailleurs, pour développer une addiction (jeu, sexe, travail…), le fait de développer une addiction à la nourriture ne fait clairement pas de celle-ci une drogue, sauf à qualifier de drogue tout ce à quoi on peut développer une addiction, au-delà de tout ce qui provoque (en tout cas potentiellement) une addiction : même selon cette éventualité, « drogue » ne ferait pas référence à une caractéristique essentielle d’un produit ou d’une pratique (postulat erroné de la drogue comme étant intrinsèquement addictogène) mais à la relation qu’un consommateur ou utilisateur développerait avec un produit ou une pratique. Drogue et aliment sont bien des objets et des concepts exclusifs qui ne peuvent être assimilés et l’addiction n’est clairement pas un caractère définitoire essentiel des drogues (d’où l’inadéquation du terme de drogué[18]) dès lors qu’il peut y avoir consommation de drogues sans addiction, et addiction sans drogues (Chouvy, 2023).
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[1] Le recours à l’enclosure « vrai » indique pourtant en effet que le terme « drogue » est utilisé métaphoriquement, « l’énoncé métaphorique » se définissant « par une catégorisation indue » : « « Vrai » asserte les connotations du prédicat qu’il enclôt [sic] et présuppose la négation du sens dénotatif » (Legallois, 2002 : 48, citant Kleiber et Riegel, 1978 : 98).
[2] Substances fournissant aux êtres vivants les éléments nécessaires à leur croissance ou à leur conservation, remplissant leurs besoins physiologiques ou primaires.
[3] Sans ignorer, par exemple, le cas des fourmis coupe-feuille qui cultivent des champignons pour s’en nourrir, ou le fait que les chimpanzés disposent des capacités cognitives, mais pas des moyens techniques, pour cuire leurs aliments (Warneken, Rosati, 2015).
[4] Réfère, au sens strict, à l’ivresse et donc à l’alcool, l’ivresse étant définie (CNRTL) en tant que « Etat d’exaltation des facultés mentales résultant de l’absorption en grande quantité de boissons alcoolisées » et , par analogie, « Exaltation et déséquilibre mental provoqué par l’absorption de substances toxiques ». A rapprocher de l’anglais drunkedness et intoxicated (qui a l’inconvénient d’insister sur le caractère toxique et non forcément psychotrope d’une substance).
[5] Toute substance susceptible, à une certaine dose, de perturber plus ou moins gravement certaines fonctions vitales.
[6] Les connaissances « botaniques » étaient différentes, voire plus avancées, en Inde (du Nord), en Chine, et chez les Aztèques.
[7] Projection d’une relation complexe qui existe entre la dose d’une substance et son effet où, au lieu d’une réponse simplement croissante ou décroissante en fonction de la dose, la courbe peut par exemple prendre la forme d’un « U » (cas des perturbateurs endocriniens). https://www.efsa.europa.eu/fr/glossary/non-monotonic-dose-response-curve (14 septembre 2023).
[8] Dont les effets sont proches de ceux de l’ecstasy lorsqu’elle est consommée à haute dose, en général lors d’intoxications volontaires (pouvant être mortelles), la consommation alimentaire, elle, ne requérant jamais de doses suffisantes.
[9] Est toxique (du grec toxicon, « poison pour flèches », qui vient lui de toxon « arc, flèche ») une substance causant, à certaines doses, une intoxication (tautologie) ou même un empoisonnement, et donc nuisant à un organisme vivant ou responsable de sa mort. On parlera donc de dose toxique plutôt que de substance toxique
[10] Ainsi que le montre de façon on ne peut plus claire l’intitulé de la société académique consacrée à l’histoire des drogues, The Alcohol and Drugs History Society, qui distingue explicitement alcool et drogues.
[11] Principalement Erythroxylum coca, destinée à la production de cocaïne,et Erythroxylum novogranatense, destinée à la mastication ou au mate de coca (infusion) du fait de sa grande saveur et de la difficulté qu’il y a à extraire sa cocaïne : Bradley, 2019.
[12] Kennedy, A., 2024, On Coca as Food, https://www.aliciakennedy.news/p/coca-as-food. Page consultée le 12 janvier 2025.
[13] L’absence du concept de drogue ne remet pas en question l’existence de l’objet drogue (substance psychotrope) ni son utilisation ou sa consommation : drogues ou substances psychotropes existent bien sûr dans la « nature », que les concepts de drogue ou de de substance psychotrope existent ou pas dans une culture donnée. N’en déplaise à certains anthropologues et sociologues (Sherratt, 2007 ; Hugh-Jones, 2007 : Carrier et Gezon, 2024), « drogue » est une « catégorie universelle », au même titre que « aliment » : une substance est psychotrope ou nutritive ou elle ne l’est pas, qu’elles que soient les perceptions, les représentations et les usages qui en sont faits au sein de telle ou telle culture. C’est par défaut de description de l’objet et de définition de concept que Hugh-Jones (mais aussi Becker, Derrida, etc.) peut affirmer que « la drogue est une catégorie non scientifique inséparable de ses connotations politiques et morales » (2007 : 49): définir la drogue par le biais de telles connotations, ou par celui de l’addiction, est une erreur terminologique de base (confusion entre définitions lexicographiques et terminologiques, non prise en compte des définitions par intension) (Chouvy, 2023).
[14] Opium alkaloids in poppy seeds: assessment updated, European food safety authority (EFSA),16 mai 2018,
https://www.efsa.europa.eu/en/press/news/180516 ; Can poppyseeds cause a positive test?, U.S. Anti-Doping Agency (USADA), 9 février 2014: https://www.usada.org/spirit-of-sport/education/can-poppyseeds-cause-a-positive-drug-test/. Pages consultees le 14 mars 2023.
[15] Le cacao et donc le chocolat contiennent de la caféine en proportions variées selon les modes et stades de transformation du produit fini : Temple et al., 2017.
[16] A l’instar des graines de pavot, les achènes de Cannabis ne sont psychotropes que lorsqu’elles ne sont pas lavées. Si elles sont psychotropes (moins de 2 microgramme de THC par gramme d’achènes pour les variétés de Cannabis dites psychotropes), c’est en raison de la contamination de leur surface et dans une bien moindre mesure par perméabilité de leur péricarpe (Ross, Mehmedic, Murphy, et al., 2000). Les « graines » de Cannabis peuvent donc être consommées sans risque d’effet psychotrope.
[17] Non, à l’évidence, pour leur faible taux de THC, mais probablement pour l’acide glutamique (exhausteur de goût) qu’elles contiennent : Bush, A., « In Thailand, Traditional Cannabis Cuisine is Back on the Menu », Gastro Obscura, 8 April 2021. Voir aussi Audu et al., 2014.
[18] Connotation péjorative de drogue, droguer, drogué, désignant dès le milieu du XVIe siècle une « chose mauvaise à absorber » ou encore « chose ou personne dont on fait peu de cas » (Rey, 2024 : « drogue », p. 1273).